SpaceX joue-t-il les cow-boys de l’espace ?

Tensions sur orbite. Confrontée à un risque de collision de son satellite Aeolus avec un satellite de la constellation Starlink de SpaceX, l’Agence spatiale européenne (ESA) a dû effectuer une manœuvre d’évitement d’urgence lundi 2 septembre. Concrètement, l’ESA a mis en marche les propulseurs de son satellite pour dévier celui-ci de sa trajectoire initiale, qui aurait pu croiser celle de l’engin de SpaceX. Selon l’ESA, la probabilité de collision était de 1 pour 1000. Le chiffre peut paraître faible, mais il était dix fois supérieur à celui nécessitant une manœuvre d’évitement. L’agence européenne n’a pas voulu prendre le moindre risque pour son satellite dédié à l’étude des vents, lancé en août 2018, qui lui a coûté environ 480 millions d’euros.

L’affaire Aeolus pourrait paraître anecdotique. Il n’en est rien. D’abord, c’est la première fois qu’un satellite de l’ESA fait face à un risque de collision avec un engin d’une des méga-constellations de satellites en cours de déploiement (OneWeb, Starlink de SpaceX, Kuiper d’Amazon). Jusqu’à présent, l’essentiel des manœuvres effectuées par l’ESA (28 en 2018) servait à éviter des débris spatiaux ou des satellites hors service. L’arrivée des gigantesques projets de constellation (3.200 satellites pour Amazon, 12.000 pour SpaceX, 650 pour OneWeb), destinées à offrir le haut débit partout dans le monde, va rebattre les cartes. En augmentant drastiquement le nombre de satellites dans l’espace, ces constellations augmentent les risques de collision, notamment sur les orbites basses (moins de 2.000km d’altitude). Or ces accidents peuvent se révéler désastreux : la collision entre le satellite américain Iridium-33 et le russe Kosmos-2251, en 2009, avait généré des centaines de débris.

Pas de règles de priorité

Un autre sujet, plus polémique, interpelle les spécialistes. Selon Forbes, l’ESA a dû effectuer la fameuse manœuvre d’évitement après le refus de SpaceX de déplacer son satellite. L’agence européenne, alertée par l’armée américaine sur le risque de collision, avait demandé par email au groupe américain d’effectuer lui-même l’opération. SpaceX a répondu par la négative. S’il n’existe pas vraiment de règles de priorité dans l’espace, il n’aurait pas été absurde que SpaceX déplace son satellite. Un, le satellite baptisé Starlink 44, était arrivé après Aeolus sur l’orbite en question (320km d’altitude). Deux, cette orbite n’est pas l’orbite normale de la constellation Starlink, qui est de 550km environ, alors qu’Aeolus était bien sur son orbite opérationnelle. Trois, Starlink 44 est bien plus petit que le satellite européen (227 kg contre 1.360 kg à Aeolus), ce qui aurait pu donner une certaine priorité à Aeolus.

Pourquoi, alors, SpaceX a-t-il refusé d’effectuer la manœuvre ? Plusieurs explications sont possibles. Le refus du groupe d’Elon Musk peut relever de la simple mauvaise volonté, vu le risque somme toute limité de collision et le faible prix des satellites Starlink. Ce choix pourrait laisser craindre que SpaceX s’installe dans une posture de cow-boy, laissant les autres opérateurs effectuer les manœuvres à sa place. L’autre hypothèse, c’est que SpaceX était incapable d’effectuer l’opération, du fait d’un problème technique. Après plusieurs heures de silence, c’est la raison qu’a finalement invoqué le groupe américain dans un communiqué publié mardi 3 septembre dans l’après-midi. SpaceX assure que l’opérateur chargé de la surveillance de la constellation Starlink n’a pas vu le message de l’US Air Force qui évoquait une augmentation de la probabilité de collision. La raison ? Un simple « bug de messagerie ». « Si l’opérateur avait vu le message, assure le groupe d’Elon Musk, nous nous serions coordonnés avec l’ESA pour déterminer la meilleure approche : poursuivre leur manoeuvre, ou en lancer une nous-mêmes. »

Savoir qui effectue la manœuvre d’évitement n’est pas seulement une question de fierté ou de rapport de forces : c’est aussi un sujet économique. Un satellite comme Aeolus a en effet des réserves de carburant (ergols) limitées. Celles-ci permettent à la fois le maintien du satellite sur la bonne orbite, dont il a tendance à dériver, et les manœuvres anticollision. Chaque opération d’évitement réduit donc la durée de vie du satellite. Cela a évidemment été le cas pour l’évitement du satellite de SpaceX, qui a dû faire perdre un peu d’espérance de vie à Aeolus, conçu pour rester opérationnel trois ans.

L’IA en renfort

Face à ces nouveaux risques, le microcosme du spatial va devoir réagir. Les opérateurs ne vont plus pouvoir continuer longtemps à effectuer manuellement les opérations anticollisions. « L’ESA se prépare à automatiser l’opération en utilisant l’intelligence artificielle », indiquait hier l’agence européenne dans un tweet. L’ESA et de nombreux opérateurs satellites (OneWeb, Planet, Iridium…) appellent aussi à un éclaircissement des règles spatiales. « Ce que nous voulons, c’est un trafic spatial géré de façon organisée, assure à Forbes Holger Krag, patron du bureau des débris spatiaux à l’ESA. Il doit y avoir une règle claire sur qui doit réagir dans ce type de situation. » Une sorte de code de l’espace, à l’image du code de la route, qui reste encore à construire.

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