Une transmission d’entreprise familiale non organisée…un contentieux entre héritiers au décès !

De la faculté laissée aux entreprises d’invoquer l’article L. 442-6 du Code de commerce à de seules fins processuelles…La transmission de l’entreprise familiale est un sujet phare de l’ingénierie patrimoniale. Elle est aussi au cœur des préoccupations du législateur, conscient des enjeux économiques liés à l’arrivée à l’âge de la retraite des chefs d’entreprises issus du baby boom. Un certains nombre d’outils permettent que ces transmissions se déroulent dans un cadre juridique et fiscal favorable.

Ainsi, plusieurs dispositifs fiscaux ont été mis en place afin de rendre plus supportable le coût fiscal d’une transmission à titre gratuit : pacte Dutreil, régime du différé-fractionné, abattement spécial pour donation d’une entreprise à un salarié, réduction de droits de donation de 50%…

A cette ingénierie fiscale de la transmission s’ajoute une ingénierie juridique permettant d’anticiper et d’ajuster au mieux des objectifs des parties le traitement successoral d’une transmission à titre gratuit de l’entreprise : donation -partage, renonciation anticipée à l’action en réduction, démembrement de propriété, soulte…

Enfin, la technique sociétaire recèle de nombreux outils pour organiser la gouvernance de l’entreprise ou encore le financement d’une soulte qui serait due dans le cadre de la transmission par l’un des enfants repreneurs à ses frères et sœurs : golden share ; société par action simplifiée, holding…

La transmission d’entreprise est donc une affaire d’experts : elle ne s’improvise pas.

Elle peut encore moins être réalisée « incognito » : elle sera, un jour ou l’autre, rattrapée par les autres héritiers du chef d’entreprise … ou par l’administration fiscale !

Une affaire récemment jugée par la Cour de cassation (Cass. Civ.1ère, 24 janvier 2018, 17-13071 ; 17-13.400) vient utilement  rappeler que l’enfant repreneur de l’entreprise familiale doit, au plus tard au moment de la liquidation de la succession du parent créateur de l’entreprise, rendre compte à ses cohéritiers de la transmission qui a été réalisée à son profit. Et qu’à cet égard, peu importe l’absence d’acte de donation ou encore l’interposition d’une société.

Revenons un instant sur les faits de cette affaire. Voilà une famille de débroussailleurs de père en fils : chacun a son propre fonds de commerce. Mais à l’âge de la retraite, le père donne à son fils son fonds de commerce en location gérance. Puis, après que son fils a mis son propre fonds de commerce en société, sous la forme d’une SARL, le père conclut le contrat de location de gérance avec ladite SARL.

A un certain moment, le père résilie le contrat de location gérance mais il ne demande jamais à la SARL de lui restituer son fonds. Bien au contraire, dans un codicille à son  testament du 13 décembre 2004, il déclare avoir fait une avance sur héritage à son fils du matériel, fonds de commerce et stock de son entreprise de traitement chimique et débroussaillement mécanique.

Au décès du père, un  litige survient entre les différents héritiers du père, et le fils repreneur se voit réclamer une indemnité de rapport correspondant à la valeur de la donation du fonds qu’il aurait reçue de son père.

Les juges d’appel, confirmés dans leur décision par la Cour de cassation, accueillent cette demande de rapport : il y a eu, selon eux, donation indirecte, l’intention libérale du père ayant été exprimée par testament. Et, selon la précision apportée par la Cour de cassation, l’interposition d’une société n’est pas de nature à faire écran à la découverte d’une donation réalisée par le père à son fils : « l’interposition d’une société ne fait pas obstacle au rapport à la succession d’une donation ».

En revanche, selon la Cour de cassation, l’interposition d’une société modifie le montant du rapport que le fils doit réaliser au moment de la succession de son père puisqu’il est précisé par l’arrêt que « en cas de donation faite par le défunt à l’héritier par interposition d’une société dont ce dernier est associé, le rapport est dû à la succession en proportion du capital qu’il détient ». Cette précision, cohérente avec la technique sociétaire, laisse ouverte la question  de savoir comment doit être traitée, civilement et fiscalement, la partie de l’entreprise non rapportée par le fils associé, étant donné que l’intention libérale n’a été manifestée qu’à l’égard du fils…

Cette décision a pour mérite de revenir sur trois règles essentielles en matière de transmission et particulièrement de transmission d’une entreprise familiale.

Premièrement, il n’est pas nécessaire pour réaliser une donation de rédiger un acte de donation ! Car notre droit connaît, à côté des donations notariées, trois autres formes de donations : le don manuel, la donation indirecte et la donation déguisée. Toutes peuvent être consenties à titre de donations simples ou à titre de donations-partages et toutes sont soumises aux mêmes règles civiles dans le cadre du règlement successoral. Simples et consenties aux héritiers du donateur, elles sont donc rapportables à la masse à partager entre tous les héritiers, sauf si elles ont été consenties hors part successorale. Et, dans tous les cas, elles sont réductibles en cas d’atteinte à la réserve héréditaire. Ce n’est que fiscalement que leur régime est sensiblement différent de l’une à l’autre, même si ce sont toujours les mêmes abattements et le même barème qui s’appliquent.

Dans l’affaire jugée par la Cour de cassation, la donation a été qualifiée de donation indirecte et, comme telle, sujette à la règle du rapport, à défaut d’avoir été consentie expressément « hors part successorale» (art. 843 du Code civil).

Il faut ici retenir que cette qualification de donation indirecte est encourue dès lors que celui qui avait le droit de demander la restitution d’un bien dont il est propriétaire, suite à la résiliation d’un contrat par lequel il avait transféré à autrui la possession du bien (prêt, bail, dépôt), s’abstient d’exercer ce droit et qu’est avérée sa volonté, ce faisant, de consentir à autrui un avantage. Cette volonté, dénommée intention libérale, peut, par exemple, comme ce fut le cas dans l’espèce jugée par la Cour de cassation, être précisée par testament. Elle pourrait aussi l’être dans le cadre d’une donation-partage.

Deuxièmement, la personnalité morale d’une société n’est pas de nature à faire écran aux donations que l’on souhaite consentir à l’un de ses enfants. Si elle est souvent utilisée pour optimiser une transmission familiale, c’est à la condition de connaître l’outil et de savoir l’utiliser et, le cas échéant, le combiner avec d’autres techniques d’ingénierie patrimoniale.

Troisièmement, même s’il est toujours préférable d’anticiper et de travailler en amont de la transmission pour pouvoir profiter de l’éventail le plus large possible des outils juridiques, fiscaux et sociétaires disponibles, il est toujours possible de corriger les situations installées sans réflexion préalable. Il est notamment important d’assortir les donations indirectes ou les dons manuels déjà réalisés d’un écrit, rédigé avec le conseil d’un juriste averti, précisant les modalités et les éventuelles charges de la donation, … mais à condition de mener la réflexion avant le décès du chef de l’entreprise transmise ! Car, au moment du règlement de la succession du chef d’entreprise, le risque d’un contentieux entre les héritiers est quasi certain en présence d’une transmission non organisée dans les règles de l’art. Et de ce contentieux, la grande perdante risque bien d’être…l’entreprise elle-même !

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