Virage social-libéral: de la parole aux actes?

Pour réaliser à quel point nous avons changé d’univers en trois ans, il faut se représenter la même scène fin 2012 : pendant que le président de la République martèle partout qu’il faut restaurer les marges des entreprises et réduire le poids de la réglementation, le Premier ministre assure qu’augmenter les impôts a été une erreur, le Parlement vote l’extension du travail dominical et le Ministre de l’économie explique qu’il faut s’attaquer au marché du travail. Difficile  d’imaginer une telle série avec un Ayrault à Matignon et un Montebourg à Bercy tandis que les Karine Berger et autres Christian Eckert font la pluie et le beau temps au Palais Bourbon et saturent les médias de leurs visions ultra-redistributrices ! Que s’est-il passé pour que, de juin 2012 à juin 2015, la doctrine économique officielle du pouvoir se soit infléchie si radicalement?

Le changement de casting n’y est certes pas pour rien : la gauche est toujours au pouvoir mais, à part François Hollande (dont la pensée économique est si plastique qu’il peut jouer tous les rôles à la fois ou successivement), tous les grands acteurs du jeu institutionnel ont cédé leur place. Moins engoncés dans l’idéologie, dépourvus  du marxisme pavlovien de leurs prédécesseurs, Manuel Valls et Emmanuel Macron appartiennent manifestement à une autre école que ceux à qui ils ont succédé. Quant au Parlement, les choses s’y sont clarifiées : les Frondeurs sont désormais visiblement aussi minoritaires que bruyants, et les plus « raides » des députés socialistes ont perdu de l’influence – soit qu’ils se soient isolés par leur maximalisme (Berger), soit qu’on les ait exfiltrés en les associant à l’exécutif (Eckert). Et puis, l’approche des législatives qui suivront la présidentielle – donc des investitures… – a toujours un effet lénifiant sur une Assemblée qui, au début d’une législature, est forcément turbulente.

Un virage social-libéral

Mais cela n’explique pas tout. Il y a au moins deux autres raisons pour lesquelles le discours de l’exécutif a changé. La première est d’ordre tactique. François Hollande sait que le début de son quinquennat a été un ratage : la hausse de la pression fiscale ainsi que certaines réformes sociétales clivantes lui ont aliéné le centre-gauche (et, au-delà, les réserves que constituent le marais étroit mais décisif des électeurs capables de voter à droite ou à gauche) sans pour autant lui permettre de consolider ses positions plus à gauche en raison de ses très mauvais résultats en matière d’emploi. Dès lors, il a tout intérêt à prendre un virage social-libéral seul susceptible de lui permettre de reconquérir au centre et, peut-être, d’obtenir de premiers résultats économiques à même de calmer les critiques plus à gauche. Ce n’est certes pas lui qui incarne ce changement, ce sont Valls et Macron. Mais si, grâce à eux, il se présente aux Français en 2017 comme le champion d’un camp qui a su « prendre sur lui » et réformer vraiment et avec des résultats (au sens où le chômage aura nettement commencé à baisser), alors il a une chance de se succéder à lui-même.

En allant jusqu’au bout du raisonnement, on peut même imaginer qu’il coupe ainsi l’herbe sous les pieds à son concurrent de la droite « républicaine » : si, sur les deux ou trois dernières années du quinquennat, le pays s’est effectivement mis en mouvement, s’il a commencé à se réformer alors que personne n’avait été capable de l’y inviter avec succès jusqu’alors, quel attrait restera-t-il à la droite ? On peut même imaginer que, pour se distinguer d’une gauche qui réforme, le candidat de la droite soit obligé de prendre des poses maximalistes repoussantes pour les électeurs. A l’arrivée, si l’on postule que Marine Le Pen a de bonne chances de se qualifier pour le second tour, il n’est pas dit que la difficulté d’y figurer avec elle soit, le moment venu, plus grande pour un François Hollande devenu réformateur patenté que pour son challenger de droite qui, quel qu’il soit (Sarkozy, Juppé ou Fillon), traînera fatalement le boulet de ses échecs passés en la matière !

Le b-a-ba de l’économie de marché

L’habileté manœuvrière étant la seule qualité qu’on ne peut contester au président de la République, son recentrage doit d’abord être imputé à ce calcul politique. Il ne faut pas exclure, cependant, que ses yeux – et ceux de beaucoup dans son camp – se soient décillés au fil des trois dernières années. Aussi idéologues que soient certains d’entre eux, ils ne peuvent plus faire semblant de ne pas savoir que les pays qui ont aujourd’hui le plus de croissance en Europe (Royaume-Uni, Allemagne, Espagne, Irlande…) sont ceux qui ont misé sur l’offre et sur la rigueur budgétaire – et non, comme nous, sur la dépense publique financée par l’impôt, les déficits assumés et le dopage de la demande !  La voie française est un échec patent, ceux qui étaient de bonne foi dans l’erreur sont désormais contraints de l’admettre et de réviser leur doxa.

L’hypothèse d’une telle « épiphanie » n’a rien d’une pure spéculation : il est hélas courant en France que, accédant au pouvoir sans la moindre connaissance économique, les gouvernants (de gauche comme de droite) se convertissent au bout de deux ou trois ans seulement à l’évidence qu’on ne sauve pas l’emploi en créant des postes de fonctionnaires, qu’on n’a pas de croissance sans des entreprises incitées à investir et à embaucher, et que la dette est un poison, et non un élixir. L’auteur de ces lignes a gardé en mémoire une invitation à rencontrer à Matignon, début 1997, avec deux autres éditorialistes, un Premier ministre (Alain Juppé) lui aussi tout fraîchement converti au b-a-ba de l’économie de marché et montrant presque avec fièvre à des interlocuteurs qui ne découvraient évidemment rien quelques courbes manifestant l’éviction de l’emploi privé par l’emploi public ou encore les ravages de l’endettement public. Lui aussi avait, tardivement, fait son chemin de Damas.

On ne saurait évidemment qu’applaudir à la conversion du pouvoir. Reste un problème : le discours a changé du tout au tout, mais l’action ne subit qu’une inflexion marginale. Contrairement à ce que l’on nous raconte, la dépense publique augmente toujours – on parle même à nouveau depuis cette semaine d’augmenter les traitements des fonctionnaires ! –, la fiscalité demeure épouvantablement élevée et le droit du travail n’est adouci qu’à la marge. Puisque François Hollande et ses principaux lieutenants ont compris qu’il n’y avait rien à espérer – ni politiquement, ni économiquement – des vieilles lunes sur lesquelles ils ont bêtement misé durant deux ans et demi, on ne saurait trop les exhorter à joindre maintenant les actes aux paroles. Il y a urgence et pour le pays, et pour eux.

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