Comment les PME se battent pour survivre

Christine Riou n’a pas attendu le déconfinement pour  » se bouger « . Dès le 6 avril, la vice-présidente de Riou Glass, numéro deux français du vitrage – 19 sites et 1 000 salariés en France – a pu redémarrer une part de son activité. Avant, elle a dû fermer pendant quinze jours, du jamais- vu dans cette entreprise familiale normande. Le temps de rassurer les troupes, dénicher masques et gel, réorganiser la production, et –  » priorité des priorités  » – sécuriser la trésorerie. Question de survie :  » Du jour au ferlendemain notre chiffre d’affaires est tombé à zéro, les clients fermaient les uns après les autres… On perdait 650 000 euros par jour !  » Aujourd’hui, le  » coup de massue  » du 17 mars paraît presque loin. Les usines tournent, celle de la production de verre quasiment à effectifs pleins. Riou Glass a même profité de la crise pour pousser ses innovations, tel son clavier en verre, facile à désinfecter, pour les laboratoires et les usines. Ou HygiaGlass, sa nouveauté ès-Covid-19 : des parois chauffantes – jusqu’à 60 degrés pour tuer les microbes – pour les hôtels, restaurants, commerces… L’hôpital de Quimper a déjà passé commande.

Obsession du chiffre d’affaires

Lutter. Pour ne pas mourir. Selon le cabinet Altares, les défaillances d’entreprises françaises – des TPE neuf fois sur dix – touchent désormais les PME : 12 % des procédures les concernaient durant la première quinzaine d’avril, quand ce n’était que 5 % il y a un an.  » C’est à partir de fin mai que nous aurons un afflux de dossiers « , alerte l’administratrice judiciaire Hélène Bourbouloux, selon laquelle  » il va y avoir beaucoup de faillites  » (lire aussi page 44). Elle a tiré la sonnette d’alarme à Bercy, Matignon et à l’Elysée. Elle a même envoyé une lettre au président de la République pour attirer son attention sur la nécessité d’une véritable  » justice économique  » car, dit-elle,  » on ne peut pas décourager les chefs d’entreprise « .

Alors tout le monde se bat, dans tous les secteurs, car tous étaient frappés… Fermob, pape du mobilier de jardin écodesign, réalise d’ordinaire 40 % de ses ventes au deuxième trimestre. Rien qu’en avril ses ventes ont chuté de 50 %. Le fournisseur d’électricité Ekwateur a vu la consommation de sa clientèle baisser de 15 % et ses recrutements fondre de moitié (500 par mois). Biotech Dental (implants) a été paralysée par la fermeture brutale des cabinets dentaires : « Le 13 mars nous recevions encore 1 500 commandes. Le 17, zéro ! », raconte son PDG Philippe Véran. L’arrêt brutal des usines et chantiers a contraint Baudelet Environnement (traitement des déchets) à fermer six sites sur onze. Selon le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (Meti), instance patronale, près de 75 % des ETI françaises fonctionnaient encore en mode « dégradé » à la veille du déconfinement.

Dès le premier jour, une obsession : rentrer du chiffre d’affaires, car ce ne sont pas les PGE (prêts garantis par l’Etat) qui vont améliorer les résultats. Malgré les conditions sanitaires drastiques, et les usines au ralenti. Chez Posson Packaging (emballage), fournisseur du fabricant de masques Kolmi-Hopen, où Emmanuel Macron s’est rendu fin mars, l’essentiel des troupes est resté au travail. Mais il a fallu apprendre (vite) à bosser autrement : « Nous avons tenu quatre réunions avec les élus du personnel sur les bonnes pratiques, le travail à distance et la réorganisation des postes à “deux bras” les uns des autres. L’usine a tourné avec un air recyclé toutes les vingt minutes », raconte Sylvie Casenave-Péré, présidente de cette PME de 140 salariés.

Internet, planche de salut

Certains ont dû revoir toute la chaîne. Laurent Lubrano, directeur général de Fonroche, PME du Lotet-Garonne, présente dans le biogaz, la géothermie et les lampadaires urbains solaires, a mis près d’un tiers de ses 105 salariés au chômage partiel : « Afin que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient touchés, nous avons joué la polyvalence. Des gens du bureau d’études se sont convertis en commerciaux ; des techniciens du SAV sont passés à la production… »

D’autres ont taillé dans leur catalogue de produits. Fermob a beau voir la vie en couleurs, elle a réduit sa palette de 23 à 15 teintes et suspendu des produits plus marginaux… telle la chaise longue de bistrot. « De quoi réduire les délais de production. Utile, alors que la saison sera plus courte et le consommateur encore plus impatient », explique son PDG Bernard Reybier. Même réflexe chez DS Smith Packaging France (30 sites et 1 000 salariés), ultrasollicitée par l’agroalimentaire, l’e-commerce et la santé. « Pour produire plus, nous avons baissé le nombre de références en taille et type d’impression », dit son président Thibault Laumonier. Exit l’impression en couleurs des marques sur les cartons d’emballage qui arrivent chez le commerçant, pour l’instant ce sera en noir et blanc. Face à la pandémie, l’industriel a réussi à transférer des lignes de production de l’est vers l’ouest du pays. Le client saura s’en souvenir.

Dans un monde sans contact, tous poussent les feux du digital. Stand virtuel et webinaire chez Fermob ; devis en ligne chez Louineau, PME de menuiserie extérieure en Vendée… Deveaux, fabricant de textile pour des marques comme Morgan, Promod ou Etam, présentera cet été sa collection hiver 2021 entièrement numérisée. « Faute de Salons, c’est désormais la communication sur Instagram qui prime, » ajoute son directeur général, Thibaud von Tschammer. Chez Herige (BTP), sa filiale de négoce VM Matériaux a lancé son drive. « Salutaire dès lors que des agences sont fermées et que les commerciaux ne peuvent plus prospecter », dit son président Alain Marion. Jean-Claude Puerto, PDG fondateur d’Ucar, loueur de voitures de courte durée, voit aussi dans Internet sa planche de salut : « Nous allons développer la location entre particuliers, ce qui leur permettra de gagner un peu d’argent par temps de baisse du pouvoir d’achat. » Il va aussi, grâce au Web, s’allier à des acteurs comme Decathlon ou Gîtes de France pour des offres pour les vacances et les loisirs.

Pour faire revenir le chaland, ces PME ont fait preuve d’une incroyable créativité. Baudelet a créé une « baraque à métaux », service de collecte à domicile des ferrailles pour les artisans et particuliers proches de ses « écosites ». Comme Riou, Deveaux veut transformer la pandémie en aubaine industrielle. Depuis avril, elle fabrique des masques. « Une formidable opportunité pour nous engouffrer dans le créneau technique », estime Thibaud von Tschammer. Fermob a lancé un module intelligent, aimanté sur table, permettant de lire le menu des restaurants et de prendre la commande, sans contact. Biotech Dental a créé une branche « hygiène et sécurité » avec le must en matière de produits et outils de protection. Anne-Sophie Panseri, directrice générale de Maviflex, fabricant de portes souples rapides, veut capitaliser sur la « culture d’innovation » de sa société aux 40 brevets : « D’abord destiné aux usines et aux commerces, notre produit, sans contact, peut s’adapter aux parkings ou aux bureaux. Il faut garder la vision du long terme et maintenir l’investissement. En avril, j’ai d’ailleurs signé l’achat d’un bâtiment pour augmenter la production. »

Finances tendues

Paris industriels – et financiers – osés, alors que la crise incite à serrer les cordons de la bourse. Plus d’un entrepreneur avoue refaire son plan de trésorerie chaque semaine. Sans surprise, ils saluent l’aide gouvernementale (chômage partiel, report de charges, PGE…), et se plaignent peu – publiquement – des banques. « Le PGE fonctionne très bien. Entre ma demande de prêt de 300 000 euros et le versement, seulement dix jours de délai », note Christian Janson, président de l’équipementier automobile Sedepa. Mention spéciale, aussi, pour Bpifrance : « Pour la première fois, nous avons fait appel à leurs crédits d’aide à l’export, qui proposent à l’acheteur une solution de financement étalée dans le temps, notamment pour un projet au Maroc, raconte Laurent Lubrano (Fonroche). Un vrai atout pour convaincre le client. »

Hélène Bourbouloux, elle, n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat. « Oui, il existe une réticence des banques à distribuer des PGE. Elles analysent votre dossier comme pour un crédit ordinaire et prennent des précautions infinies pour les 10 % non garantis par l’Etat. Quand on a annoncé 300 milliards d’euros de garantie, on ne peut pas se satisfaire des 50 milliards distribués, ni même des 75 milliards en cours d’instruction. »

Car, côté PME, les finances restent tendues. Ekwateur a bloqué 2 millions d’euros de lignes de crédit auprès des banques et fournisseurs d’énergie. Mais ses engagements s’élèvent à 15 millions. Il va falloir renégocier. D’autres souffrent des mauvais payeurs – tel General Electric, épinglé pour avoir imposé une baisse des prix de 20 % à ses sous-traitants sur le territoire de Belfort. Stéphanie Ragu, présidente de Lauralba Conseil, entreprise de services du numérique, confirme : « Les acteurs publics maintiennent leurs projets et payent rubis sur l’ongle. Mais de grands donneurs d’ordre privés en profitent pour demander des rabais, retarder leurs paiements alors que nous, nous mettons un point d’honneur à régler nos fournisseurs pour ne pas déstabiliser la chaîne. »

Gestion au cordeau

Faute de visibilité, il faut gérer au cordeau. Herige a divisé par deux ses investissements 2020, à 14 millions d’euros. Les nouvelles machines et salle d’exposition attendront. Biotech Dental a suspendu l’achat, quasi bouclé, d’une société new-yorkaise qui lui ouvrait les portes de l’Amérique. Numalliance, fabricant de machines-outils – 74 millions d’euros de ventes dont 90 % à l’export -, a aussi été stoppé en plein vol : « La crise tombe mal car nous venons de réaliser deux opérations d’expansion, en rachetant une société aux Etats-Unis et un atelier au Mexique, avec plus de 100 salariés », explique Marion Etienne, directrice du développement. D’autres pourraient mettre les bouchées doubles pour remonter la pente – ou parer au décalage des commandes. « En août, nous ne fermerons peut-être que deux semaines au lieu de trois », prévient Marie-Hélène Radigon, gérante d’ESP Groupe, une PME qui produit et installe des pompes hydrauliques pour l’industrie.

Bobologie et apéros virtuels

Faire des (bons) choix. Etre réactif tout en gardant le cap – et son calme. Pour le manager, la pandémie est un vrai stress test. Parisienne, Sylvie Casenave-Péré a dû se confiner seule près de son usine dans la Sarthe : « Le 15 mars, j’ai pris un TGV. Un hôtel qui fermait m’a donné sa clé et j’y suis restée tout le temps du confinement. » Rude. PDG de Louineau, Jean-François Robergeau a passé vingt ans à redessiner l’entreprise familiale en mode transversal. « Le 17 mars, me voilà à nouveau en haut d’une pyramide avec tout sur les épaules. A dire aux équipes “je ne sais pas”, alors qu’un patron – surtout d’une société familiale – est censé savoir. » Chaque jour, Louineau fait de la « bobologie », des quarts d’heure d’échanges entre lui et ses managers, ses managers et les équipes.

Ailleurs, il y a eu des cellules de soutien, les cafés – ou apéros – virtuels… Les managers de Fermob ont été priés d’accueillir chaque salarié de retour au travail dès son arrivée au parking. Le PDG leur a aussi rappelé que « la voix faisait partie de leur contrat ». « Il faudra rester vigilants sur la durée. Dans les deux ans, on peut encore voir des changements de comportements. » Ces patrons – aussi – changent. Conscients que le plus dur est à venir, une fois disparus notamment le chômage partiel. Mais certains que le monde d’après sera bien différent.

Gaëlle Macke, Thuy-Diep Nguyen, Anne-Marie Rocco, avec Nicolas Stiel et Alain-Gabriel Verdevoye

 

Le moral des patrons rebondit

Est-ce l’arrivée tant attendue du déconfinement ? En tout cas, le moral des patrons, concernant leur entreprise, reprend 16 points, à partir de son niveau, catastrophique, d’il y a un mois. En revanche, les dirigeants interrogés dans ce baromètre Banque Palatine des PME et ETI pour Challenges conservent un niveau de confiance dans l’économie française exceptionnellement bas. Difficile de les rassurer avec les chiffres du premier trimestre (-5,8 % de PIB), qui ne feront que se creuser dramatiquement au deuxième. A cette aune, afficher « seulement » 37 % de sondés anticipant une décroissance de 10 % de leur chiffre d’affaires en fin d’année 2020 est en soi une performance… D’autant plus que 58 % des entreprises de notre échantillon ont enregistré une activité réduite pendant le confinement.

Enquête réalisée du 23 avril au 7 mai auprès d’un échantillon de 290 dirigeants d’entreprises dont le chiffre d’affaires est compris entre 15 et 500 millions d’euros.

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