« Il faut aider les PME, pas les multinationales »

Dans une interview récente, Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, a déclaré que la France était “ l’un des pays les plus attractifs d’Europe en termes d’investissements étrangers.” Mais la France est-elle encore un pays attractif pour les multinationales… françaises ?

En fait, le problème principal des multinationales françaises en France, c’est la faiblesse de leur marché intérieur, qui n’atteint pas une taille significative. Aux Etats-Unis, par exemple, le marché intérieur compte 300 millions d’habitants, sans parler des marchés du Canada ou de l’Amérique du Sud. Quant à l’Allemagne, elle dispose elle aussi d’un vaste marché intérieur de 300 millions d’habitants, un“Hinterland”, et qui comprend, outre l’Allemagne, tous les ex-pays de l’Est : Tchéquie, Hongrie, Pologne, Croatie, Slovaquie… Les pays de l’Est sont à la fois le premier fournisseur et le premier client de l’Allemagne. Cette situation a permis l’émergence de ce qu’on appelle “l’économie de bazar” : les Allemands n’ont même pas besoin de délocaliser car ils sous-traitent énormément dans ces pays, au point que la langue allemande y redevient la première langue parlée après la langue du pays !

Autrement dit, les Etats-Unis disposent de 300 millions de consommateurs, l’Allemagne dispose d’un Hinterland de 300 millions de personnes également, et le Royaume-Uni a un accès privilégié aux 300 millions d’habitants du marché Américain et aux centaines de millions de consommateurs du Commonwealth. La France, elle, ne dispose que d’un petit marché intérieur de 60 millions d’habitants seulement où, en plus, le coût du travail est élevé, car il n’y existe pas de “Hinterland” avec des sous-traitants bon-marché.

Pourquoi ces entreprises restent-elles en France si l’environnement économique est si défavorable ?

Ces sociétés restent implantées en France car elles y trouvent de bonnes raisons. Sans même parler de la qualité des infrastructures, il existe par exemple un lien historique entre les multinationales et l’Etat. Ainsi, en France, il est devenu courant qu’un haut fonctionnaire multiplie les aller-retour entre le public et le privé, comme Stéphane Richard, inspecteur des finances, qui est ensuite passé par Nexity avant de rejoindre le cabinet de Christine Lagarde puis de prendre la tête de France Télécom-Orange. Du coup, l’un des savoir-faire des multinationales françaises consiste à savoir décrocher des subventions et aussi à faire voter des lois sur-mesure qui ne soient pas trop défavorables à leur activité… Tenez, par exemple, elles ont fait preuve d’une hypocrisie manifeste lors du passage aux 35 heures: officiellement, les multinationales étaient contre. Mais en privé, le dirigeant de l’une d’entre elles m’a affirmé que les grandes entreprises ont en fait bénéficié à plein de cette mesure : non seulement elles ont pu bénéficier de plus de flexibilité, mais en outre elles ont reçu des aides financières très importantes!

Les multinationales françaises ont-elles un profil différent des autres multinationales ?

En Allemagne, les multinationales ont un profil très industriel, comme Siemens, par exemple. Les multinationales françaises, elles, se distinguent par une faible capacité exportatrice, du fait de leur profil très “services”, par nature peu exportables : banque, finance, hôtellerie.. Même une multinationale comme Veolia Environnement, spécialisée sur le marché de l’eau, n’a pas vocation à exporter puisque l’eau est traitée localement, dans chaque pays concerné. Et quand Accor investit au Mexique en y créant des hôtels, cet investissement bénéficie principalement à l’économie locale mexicaine. Ces industries de services sont donc en fait peu créatrices d’emploi sur le sol français. En outre, il ne faut pas oublier que les multinationales françaises sont de “fausses multinationales”, elles sont plutôt des groupes pluri-nationaux, des fédérations internationales de sociétés locales, comme Lafarge, Saint-Gobain ou Bouygues, par exemple. Mais bien sûr, il existe des exceptions, des groupes qui sont à la fois industriels et de “vraies” multinationales, comme Alstom ou Airbus.

Faut-il aider les multinationales françaises à investir en France ?

Sans doute mais attention aux mesures catégorielles, car les multinationales sont mieux armées que les ETI ou les PME pour profiter des “effets d’aubaine” liés à telle ou telle mesure. Prenez par exemple le Crédit Impôt Recherche : pour l’obtenir, il faut remplir un dossier lourd et complexe, et disposer d’une solide équipe de juristes en cas de contrôle fiscal. C‘est donc une mesure typiquement favorable aux multinationales, qui sont armées pour monter un tel dossier, alors que les PME n’ont ni le temps ni les équipes pour constituer efficacement ce dossier. Autre mesure catégorielle peu efficace : la prime à la casse. Un ministre m’avait confié qu’il était incapable de savoir quel était l’impact de cette mesure sur l’emploi en France. En fait, il s’avère qu’elle a favorisé la vente de modèles d’entrée de gamme : d’entrée de gamme : or ces modèles d’entrée de gamme de Renault sont largement fabriqués à l’étranger : en Espagne, en Slovénie, Roumanie et en Turquie ! En fait, pour inciter les multinationales à investir en France, il faut surtout éviter les mesures ciblées et créer les conditions pour favoriser la reprise. Mais s’il y a des sociétés qu’il faut aider à investir en France, ce sont les PME et les ETI, qui sont celles qui s’impliquent le plus sur le territoire.

Franchement, votre discours semble avoir changé par rapport à ce que vous disiez dans votre livre de 2011, La France et ses multinationales, où vous défendiez bec et ongles les multinationales françaises ?

Oui, c’est vrai. En fait, le livre a été écrit suite au choc de la crise financière de 2008 : les multinationales en général ont alors été la cible de tant de critiques d’ordre moral ou éthique que j’ai voulu rappeler que, d’une part, ces critiques étaient excessives et que, d’autre part, il fallait se garder de tout jugement moral quant à la logique des entreprises multinationales. A l’époque, il fallait tout de même rappeler que, sur la scène internationale, les multinationales françaises étaient loin de démériter : encore maintenant, alors que le PIB de la France ne représente que 5% du PIB mondial, les multinationales françaises représentent 8% du total des 500 premières entreprises mondiales listées par Forbes. Mais maintenant la situation économique est différente, et il est temps de rappeler qu’aujourd’hui ce sont les PME et les ETI qui doivent être défendues en priorité: après tout, quand certains grands groupes ne paient que 8% d’impôts sur les bénéfices grâce à l’optimisation fiscale, il faut rappeler qu’une PME subit un taux de 33%! En outre, quand une PME ou une ETI investit, on est sûr que c’est en France qu’elle investit et que les retombées de ses investissements en termes d’emplois directs ou indirects bénéficient au territoire national.

Ceci dit, les multinationales françaises jouent un rôle essentiel en France, ne serait-ce qu’au niveau de ce que représentent leurs sièges sociaux en termes d’emplois. Et disons que lorsque la France perd le contrôle d’un Pechiney ou d’un Arcelor Mittal, la situation ensuite dans ces entreprises semble encore bien pire! En fait, s’il est important de ne rien faire qui puisse faire fuir les multinationales françaises hors de France, il n’y a aucune raison de les favoriser !

Propos recueillis par Laurent Calixte


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