« 100% santé »: le reste à charge zéro trouble les opticiens

C’était une promesse électorale d’Emmanuel Macron : un an après la crise des gilets jaunes, et sur fond d’une mobilisation sociale tenace contre la réforme des retraites, la loi « 100 % santé » a franchi une étape majeure et politiquement bienvenue. Depuis le 1er janvier, chaque porteur de lunettes peut bénéficier d’un équipement « de base » sans avoir à débourser un centime. Dans le cadre de cette réforme du reste à charge zéro (ou RAC 0) portée par la ministre Agnès Buzynqui concernera aussi le dentaire et l’auditif d’ici à 2021 -, les opticiens doivent désormais proposer une gamme de lunettes prises en charge intégralement par l’Assurance-maladie et les complémentaires santé. Côté montures, cette offre inclut a minima dix-sept modèles pour adultes et dix modèles pour enfants en deux coloris différents, vendus à 30 euros maximum. Côté verres, les options antirayures, amincis et antireflets sont proposées d’office.

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« Aujourd’hui, 10 % des Français renoncent à s’équiper de lunettes pour des raisons financières », selon le ministère de la Santé, avec un reste à charge de 22 % en moyenne pour les 40 millions de personnes qui ont besoin de lunettes en France. Résultat, le taux de renouvellement des lunettes tous les deux ans a chuté ces dernières années, passant d’environ 35 % du nombre total d’équipements vendus en 2013 à environ 23 % en 2017, selon le cabinet OpusLine.

Si, en façade, les opticiens saluent tous une mesure en faveur des consommateurs, en coulisses, ils font leurs comptes et, pour beaucoup, craignent d’être les perdants de la réforme qui limite non seulement le prix de vente des montures 100 % santé, mais abaisse aussi le plafond de remboursement de 150 à 100 euros. Selon Xerfi, qui a mené une étude pour le Rassemblement des opticiens de France (ROF), cela devrait conduire à une baisse de l’ordre de 10 % à 12 % du prix des montures. « Toutes les enseignes proposent déjà des lunettes moins chères à partir de 39 euros », défend Didier Papaz, PDG d’Optic 2000, pour qui le renoncement aux soins vient tout autant des « difficultés d’obtention d’un rendez-vous ophtalmologique et des dépassements d’honoraires ». Casser ainsi les prix des lunettes n’est pas une réponse tenable, prévient-il : « Si nous ne vendons que des lunettes à 39 euros, nous fermons boutique. » Pour Jean-François Tripodi, directeur général du réseau de soins Carte blanche partenaires, qui s’appuie sur 7.600 opticiens, le nouveau plafond de remboursement des montures, « totalement déconnecté des prix moyens du marché », va produire « des conséquences délétères sur la qualité des équipements et sur l’emploi ».

Reprise compromise ?

Face à ce discours alarmiste, les prévisions de Xerfi n’ont pas de quoi remonter le moral des opticiens : certes, plus d’1 million de personnes devraient s’équiper pour la première fois de lunettes grâce à la réforme sur deux ans, dont 500.000 dès 2020. Le panier 100 % santé représenterait 15 % du marché global de l’optique. Mais, malgré une hausse des volumes de vente évaluée à 4,2 %, Xerfi prévoit une contraction du chiffre d’affaires des opticiens de l’ordre de 2,1 % (soit 136 millions d’euros) en 2020, en raison de la baisse des prix des équipements. « L’augmentation des ventes en volume se traduirait par six nouveaux clients par mois, soit douze heures de temps homme supplémentaire par mois et par magasin, conduisant à une hausse des frais de personnels et des achats. » La marge nette du secteur, de 5,4 % en 2019, devrait plonger d’1,7 point.

De quoi compromettre la reprise de la filière qui, après un trou d’air entre 2016 et 2018, affichait un chiffre d’affaires de 3,4 milliards d’euros au premier semestre 2019, selon GfK (+ 1,7 % par rapport au premier semestre 2018) ? D’après Xerfi, près de 11 % des opticiens, surtout ceux réalisant un chiffre d’affaires de moins de 500.000 euros, pourraient être « fragilisés ». « Le reste à charge zéro va avoir un impact sur le marché et va sans doute faire bouger les lignes dans notre secteur », concède Didier Pascual, PDG d’Afflelou.

Selon Alix Pradère, associée et fondatrice d’OpusLine, « les enseignes qui s’en tireront le mieux seront celles qui joueront à fond la carte du 100 % santé ». Direct Optic, l’un des champions des lunettes à bas coût, en fait partie. « Tous les acteurs vont jouer le jeu pour attirer le chaland, mais vont ensuite essayer de faire basculer les consommateurs sur l’offre de lunettes plus chères », prédit François-Xavier Jombart, directeur général de Direct Optic, qui a totalement remanié son concept. « Nous voulons surfer sur le 100 % santé, donc nous proposerons près de 350 montures à 30 euros, soit la moitié de notre offre. »

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Magasin Direct Optic à Paris (IXe). Crédit : Direct Optic

Positionnement mode

Les opticiens traditionnels, déjà malmenés par l’explosion du low cost, notamment sur Internet, et dont plus de 350 boutiques ont dû fermer entre 2016 et 2018, sont-ils condamnés à perdre la bataille du RAC 0 ? « Il leur reste un espace à travailler, à condition de faire des efforts d’optimisation de leurs achats, chaînes de montage ou du travail sur les montures, prévient Alix Pradère. Ils vont aussi devoir rationaliser leur réseau de distribution. Trop de boutiques n’ont pas un chiffre d’affaires suffisant. Il y aura donc des fermetures. Enfin, les enseignes vont se désensibiliser du remboursement. » En clair, aller chercher les consommateurs qui n’achètent pas des produits remboursés. « Certaines enseignes pourront adopter un positionnement très mode, en sortant des collections qui se renouvellent souvent. » C’est le modèle de la jeune griffe Jimmy Fairly, par exemple. « Elles vont aussi soigner l’expérience client en magasin, comme l’a fait le retail avec succès. »

Pour rester dans la course, les opticiens préparent leur contre-attaque depuis de nombreux mois déjà. « Nous devons sans cesse nous renouveler et nous adapter, ce n’est pas uniquement lié au RAC 0 », tempère Didier Pascual, qui assure avoir « pleins de projets dans les cartons ». Afflelou prépare le lancement d’ »une offre novatrice sur l’auditif courant 2020″ et vient de signer un partenariat avec le club d’e-sport français Vitality afin de cibler les jeunes. Serein, le PDG du groupe compte avant tout capitaliser sur les points forts de l’enseigne, comme la gamme de lunettes à clips Magic, vendues à 250.000 exemplaires cette année. « C’est un succès phénoménal. Nous vendons plus de Magic que de Ray-Ban ! »

« Sortir du magasin »

De son côté, Optic 2000 explore de nouveaux terrains de chasse pour renouveler sa clientèle. « Nous avons décidé de sortir du magasin », résume Didier Papaz. L’opticien a lancé une offre de dépistage en entreprise en 2018, qui a séduit plus de 81 groupes à ce jour. « Un tiers des salariés dépistés avait besoin d’une correction. » Optic 2000 se déplace également dans les Ehpad et, en septembre dernier, a lancé un service de vente à domicile de lunettes déjà disponible dans 600 de ses 1.100 magasins.

Et si la réglementation donnait aussi un coup de pouce aux opticiens ? « Le délai d’obtention d’un rendez-vous chez l’ophtalmologue va s’allonger très nettement, à cause de la baisse démographique des médecins et de la hausse des besoins, » relève Patrice Camacho, secrétaire général de Krys Group en charge de la santé, qui entend se positionner quand l’Igas aura rendu – prochainement – à Agnès Buzyn ses préconisations pour une refonte de la filière visuelle. « Nous pensons que les opticiens pourraient devenir les interlocuteurs des patients dans des zones où il n’y a plus de médecins pour effectuer des dépistages et des corrections. » L’enjeu n’est pas anodin, alors que les délais d’attente pour une consultation pourraient passer de 80 jours en moyenne aujourd’hui à 130 ou 150 en 2025.

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Laurent Boulnois, opticien Optic 2000, chez une cliente, à Paray-Le-Monial, en Bourgogne. Crédit : Optic 2000

 

SOURCE : XERFI.

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