A quoi servent les économistes ?

Depuis 2008, la crise financière a terni la réputation des économistes. Comment se fait-il qu’une profession dont la mission consiste à analyser les indicateurs et anticiper la conjoncture n’ait rien vu venir ? A l’occasion des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, organisées par le Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, Jean-Claude Trichet, Michel Aglietta, Kemal Dervis, Patrick Artus, Anton Brender, Ludovic Subran et Bertrand Jacquillat se sont prêtés au jeu de l’autocritique pour FRANCE 24.

Crise de confiance

Pour Paul Krugman, prix Nobel d’économie, « les économistes se sont égarés, car ils ont, en tant que groupe, confondu la beauté – revêtue d’imposants atours mathématiques – avec la vérité. » Mais la vérité a finalement éclaté avec la crise des subprimes de 2007, mettant à mal l’évangile libéral de l’Ecole de Chicago, pour qui le capitalisme est un système quasi-parfait capable de s’auto-réguler.

Jusqu’en 2008, cette conception dominait, explique Michel Aglietta, professeur d’économie à l’Université Paris X-Nanterre : « Cette idéologie avait complètement contaminé les politiques, les régulateurs et la profession financière. Les enchaînements de transferts de risques par des produits extrêmement toxiques n’étaient pas connus parce qu’ils étaient opaques ».

Avec la crise, un virage s’opère. Les marchés sont à présent perçus comme des entités instables, qu’il faut réguler. « La finance, si vous la laissez à elle-même, vous mènera à une catastrophe, cela s’est toujours produit et on le sait très bien », estime Anton Brender, économiste chez Dexia Asset Management. « Mais jeter la finance parce qu’on ne l’a pas assez surveillée, en faire une espèce d’ennemie diabolique, pour des raisons finalement locales, je pense que ce serait une grave erreur ».

Des chiffres et des hommes

La finance avait fini par se détacher de l’aspect humain, de l’économie réelle. « On ne s’intéressait plus qu’aux mathématiques, on avait perdu de vue les interactions sociales, l’humain », reconnaît l’ancien ministre turc de l’Économie, Kemal Dervis.

Or chaque crise aboutit tôt ou tard à remettre en question la réflexion économique, comme l’explique Philippe Aghion, professeur à Harvard. « La sociologie de la profession était telle qu’on ne voyait pas le besoin de mélanger la finance et la macroéconomie (qui interprète les tendances dessinées par les grands indicateurs tels inflation, chômage, ndlr). C’est la crise qui a poussé à ce que ces deux domaines se mélangent. De la même manière que la crise de 1929 a donné naissance à la macroéconomie. »

Grâce à cela, les économistes comprennent mieux aujourd’hui les phénomènes de contagion ou comment une crise locale, venue des États-Unis, a créé un effet boule de neige au niveau mondial.

Cela était loin d’être évident avant la crise. « Ceux qui étaient dans la cabine de pilotage et j’en étais avec les autres banques centrales et les gouvernements, ont dû prendre des décisions incroyables, impensables, dans des conditions très anormales de compréhension systémiques de ce qui se passait », raconte Jean-Claude Trichet, ancien patron de la Banque centrale européeenne (BCE).

Peut-on prévoir les crises ?

Une meilleure compréhension du monde et de l’impact de la finance sur l’économie, et inversement, devrait donc permettre de mieux anticiper les crises. Mais les économistes peuvent-ils prévoir l’avenir ?

N’en déplaise à certains, l’économie est loin d’être une science exacte. « Il n’est pas possible de prévoir les crises » tranche Michel Aglietta. « Le propre des crises c’est de correspondre à des changements de paradigmes. Elles sont, par définition, imprévisibles. Les économistes peuvent montrer qu’il y a des risques, et lorsque les crises se produisent, ils débattent beaucoup des mesures qui doivent être adoptées, avant que la prochaine n’arrive. »

Si les économistes ne peuvent prévoir les crises, alors à quoi servent-ils ? « On nous voit souvent comme des prophètes… Mais est-ce que l’on demande aux politologues ou aux sociologues de faire des prédictions? », s’interroge Ludovic Subran, chef économiste chez Euler Hermes, une société française d’assurance-crédit . « On ne peut pas nous en vouloir de faire du rétro-prédictif. On sert beaucoup aussi à décrypter le passé, le présent. Le vrai rôle de l’économiste aujourd’hui c’est d’aider à savoir ce qui compte, et ce qui ne compte pas, de guider, sans ton péremptoire, sans vouloir remplacer les politiques, parce qu’on serait très mauvais à tout cela. »

L’économie et la politique

Et pour Patrick Artus, directeur de la recherche chez Natixis, s’il y a une chose que ne peuvent pas prévoir les économistes, c’est bien le comportement des États. « Cette crise des subprimes, c’est quand même une très grosse erreur de politique économique. Au début de l’année 2008 on commençait à réparer la crise des subprimes. On avait quelques centaines de milliards de dollars de pertes et il était tout à fait possible de renflouer les banques correspondantes et de boucher ces pertes. Et puis le gouvernement américain prend une décision inattendue, celle de laisser Lehman Brothers faire faillite, et donc de fabriquer cette énorme crise bancaire ».

Pourtant, cinq ans après la crise des subprimes, la finance ne dispose toujours pas de réglementation efficace pour limiter et contrôler les risques qu’elle génère. « La finance doit devenir le laboratoire de la régulation du capitalisme universel, qui conditionne la survie de la mondialisation », écrit l’économiste Nicolas Baverez, dans le journal Le Monde.

Tirer les leçons de la crise, une grande partie des économistes l’ont fait. À charge désormais aux politiques et aux institutions financières de prendre les mesures nécessaires pour éviter un nouveau Lehman Brothers.


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