Accord Ukraine/Westinghouse : indépendance énergétique par rapport à la Russie, mais risque technique majeur ?

Alors que des voix se sont levées déjà depuis de nombreux mois sur le danger de telles tractations, redoutant que le combustible vendu par le géant US Westinghouse soit inadapté au fonctionnement des centrales ukrainiennes de conception soviétique, le ministre ukrainien de l’Energie a annoncé jeudi la construction d’une usine de production de combustible nucléaire en Ukraine avec le groupe américain. Objectif : réduire la dépendance énergétique du pays face à la Russie.

Si la volonté d’atteindre un tel objectif est tout à fait compréhensible, l’opération n’en demeure pas moins préoccupante si l’on en croit de nombreux experts. Fin juin, un haut diplomate russe, Mikhaïl Oulianov, avait déclaré quant à lui craindre des incidents, le combustible de Westinghouse étant inadapté selon lui au fonctionnement des centrales ukrainiennes de conception soviétique.

« Nous nous sommes mis d’accord sur la construction d’une usine de combustible nucléaire sur le territoire ukrainien », a déclaré pour sa part le ministre Igor Nassalik, lors d’une conférence de presse à Kiev, sans donner plus de précisions. Ajoutant tout de même qu’un autre accord concernant des livraisons supplémentaires de combustible nucléaire pour les centrales ukrainiennes avait également été trouvé avec le groupe américain, filiale du conglomérat japonais Toshiba. Nassalik a par ailleurs rappelé que la Russie fournit actuellement près de 95% du combustible nucléaire pour les centrales ukrainiennes.

Westinghouse est de son côté présent sur le marché ukrainien depuis plusieurs années. En 2014, Kiev et le groupe américain avaient annoncé avoir prolongé leur accord de coopération jusqu’à 2020.

Rappelons toutefois, que tandis qu’un accident s’est produit le 28 novembre  2014 dans la  centrale nucléaire de  Zaporijia (ou Zaporozhskaya) en Ukraine, nous étions revenu ici-même en décembre 2014 sur l’accord conclu dès 2008 entre Kiev et le groupe US Westinghouse, pour la fourniture d’assemblages d’uranium enrichi.

Si un rapport daté du 13 octobre 2014 publié par l’Association nucléaire mondiale rapporte que les essais de combustible menés dans la centrale d’Ukraine-sud, ont été « jugés infructueux », il n’en demeure pas moins que les deux parties ont signé en avril 2014 une prolongation   jusqu’en 2020. Des menaces d’une telle importance qu’en mai 2014, le media russe Russian Time (RT) s’alarmait que Kiev ait la mémoire courte et fasse fi de la catastrophique expérience de Tchernobyl, et des risques nucléaires pour conclure l’accord nucléaire avec les Etats-Unis.

Afin d’atténuer autant que faire se peut sa dépendance énergétique vis à vis de Moscou, le gouvernement ukrainien a « ressuscité » (selon les termes de RT) un contrat avec la société américaine en vue de fournir du carburant pour les centrales nucléaires de l’Ukraine. Et ce, alors même que l’utilisation de barres de combustible américains a été interdite en 2012, en raison de dangereuses incompatibilités.

Simple hasard de calendrier ? La rivalité pour l’approvisionnement en combustible nucléaire de l’Ukraine entre la société russe TVEL et l’américain Westinghouse a pris un virage quand en avril 2014 – soit peu de temps après ce que la Russie considère comme un « coup d’Etat –  «, Kiev a signé un nouvel accord avec le premier producteur de combustible nucléaire des Etats-Unis, Westinghouse Electric Company, au lieu et place de la société russe TVEL, laquelle fournit des barres de combustible en Ukraine depuis des années.

Rappelons que les 15 réacteurs nucléaires du pays produisent au moins 50 % de toute la production d’électricité en Ukraine. Jusqu’alors, tout le combustible nucléaire pour les réacteurs ukrainiens (d’une valeur avoisinant des centaines de millions de dollars par an) a été produit en Russie, laquelle recycle également les déchets nucléaires de l’Ukraine.

Autre élément notable : Rosatom, monopole nucléaire d’Etat de la Russie, construit une usine de fabrication de combustible nucléaire en Ukraine, où des barres de combustible nucléaire seront assemblés en utilisant de l’uranium enrichi en Russie.

La compagnie Westinghouse Electric a essayé quant à elle d’utiliser à sa manière l’ancienne dépendance énergétique des pays du bloc soviétique vis à vis de la Russie, tout en tentant d’entrer sur le marché en Europe de l’Est depuis plus d’une décennie. A cette fin, la société a comme on pouvait s’y attendre utiliser le levier politique. En 2012, Hillary Clinton, alors secrétaire d’Etat US, a ainsi tenté de convaincre les dirigeants tchèques de conclure avec Westinghouse un accord d’approvisionnement en combustible nucléaire au lieu et place de la Russie.

En réalité, Westinghouse a d’ores déjà fourni du combustible nucléaire à la compagnie Energoatom, fournisseur de l’énergie nucléaire de l’Ukraine. Ainsi, en 2005, six assemblages expérimentaux de combustible Westinghouse, adoptés pour les réacteurs développés dans l’ex-URSS, ont été testé en Ukraine dans l’un réacteur avec des barres de combustible russe.

Bien que les ingénieurs expert dans le domaine nucléaire se soient montrés sceptiques face à l’expérience pilote, le gouvernement de l’ancien président ukrainien Viktor Iouchtchenko a signé en 2008 un accord avec Westinghouse pour la fourniture de barres de combustible. Faisant fi également du fait que le combustible nucléaire américaine soit beaucoup plus coûteux et technologiquement différent.

A  cette date, un lot de 42 assemblages de combustible a été chargé dans trois réacteurs de la centrale nucléaire du Sud de l’Ukraine pour une période standard de trois ans d’exploitation commerciale. Lorsque en 2012, le temps de remplacer les assemblages de combustible fut venu, les ingénieurs nucléaires ukrainiennes ont constaté que les assemblages de Westinghouse s’étaient déformés durant leur exploitation et étaient rester coincés dans le noyau. Energoatom avait alors accusé Westinghouse de produire des assemblages mal conçus, ce à quoi le groupe US avait répliqué en accusant les ingénieurs ukrainiens d’avoir mal installés les barres.

Après cet « incident », l’utilisation du combustible nucléaire américain avait été interdit en Ukraine, tandis que les produits étaient retournés à l’envoyeur en vue d’ »être corrigés ». Des experts russes ont été sollicités en vue d’aider à la réparation de l’équipement produit en ex-URSS. La Société Energoatom aura perdu environ 175 millions de dollars dans l’affaire.

Mais malgré toutes ces menaces et ces déboires financier, l’Ukraine semble vouloir inexorablement suivre la tendance pro-américaine, ses choix pouvant être quelque peu dictés.

Le nouveau régime au pouvoir à Kiev a en effet prolongé l’accord de 2008 pour la fourniture de combustible nucléaire jusqu’en 2020 , en vue de remplacer 25 % des barres de combustible de fabrication russe, le tout étant assorti d’une option permettant de «fournir plus si nécessaire ». Raisons officielles avancées : diversifier les approvisionnements de l’Ukraine.

Si les livraisons de combustibles de la société américaine étaient limitées jusqu’alors à une seule centrale, les autres se fournissent auprès du monopole russe TVEL, à la mi-juin 2016, le combustible de Westinghouse a commencé à être utilisé dans la centrale de Zaporijia, dont le premier réacteur date de 1984 et qui couvre plus d’un cinquième de la consommation du pays.

« A l’heure actuelle, des doutes fondés subsistent quant à la capacité des producteurs étrangers, dont Westinghouse, à fournir du combustible pouvant fonctionner sans incident dans les réacteurs de conception soviétique et russe », avait déclaré pour sa part à cette occasion Mikhaïl Oulianov, directeur du département chargé du contrôle des armements au ministère russe des Affaires étrangères. Pointant également du doigt le géant français Areva.
« Dans le passé, les tentatives de charger en combustible de production non-russe des réacteurs que nous avons conçus, y compris dans les centrales ukrainiennes, ont conduit à plusieurs reprises à des défaillances », avait-t-il ajouté.

M. Oulianov a jugé les risques d’autant plus importants que les autorités ukrainiennes ont pris, selon lui, des mesures de régulation prévoyant des baisses de production d’électricité: « C’est très dangereux car les réacteurs ne sont pas prévus pour une telle exploitation et les risques augmentent avec la possible présence de combustible expérimental étranger. »

A noter par ailleurs que fin mai, le conglomérat nucléaire russe Rosatom avait affirmé avoir dû repousser le départ d’un convoi de déchets nucléaires d’Ukraine par la Russie faute de paiement de l’opérateur ukrainien.

Sources: Russian Time, AFP, Associated Press, SFEN, Ria Novosti

Elisabeth Studer – www.leblogfinance.com – 5 août 2016

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