Analyse et Stratégie : « Il est plus probable qu’improbable » que l’un de ces quatre scénarios catastrophes se produise d’ici à 2040

La chasse aux cygnes est lancée. Cette année, la saison démarre avec six mois d’avance. Le Covid-19 a hâté le calendrier. Dans le monde d’avant, l’exercice attendait la période légère des fêtes de fin d’année : les affaires sérieuses étaient bouclées, les stratégistes et économistes pouvaient alors se dégourdir les méninges à imaginer des scénarios catastrophes. De la fiction tenue à l’écart des prévisions officielles car trop improbables, en queue de distribution de la loi sur les probabilités. En « Extremistan », situe le mathématicien-philosophe Nassim Taleb dans son livre Le Cygne Noir, nom qu’il donne à un événement aussi imprévisible que destructeur. « Avant la découverte de l’Australie, l’Ancien Monde était convaincu que tous les cygnes sans exception étaient blancs. »

Le coronavirus n’avait, lui, rien d’imprévisible ; c’est un cygne blanc, « un risque dont on était pratiquement certain qu’il se concrétiserait à un moment donné. » Toujours est-il que l’animal a rappelé au monde que les scénarios catastrophes s’imprimaient aussi dans la vraie vie. Du coup, dans les banques, on a commencé à faire mouliner les modèles, les équipes de recherche se sont mises en branle pour débusquer le prochain monstre qui viendra terrasser la planète et mettre à sac l’économie. « L’idée est d’alerter les clients sur les risques qui sont minorés par le marché ou même totalement ignorés », explique Christopher Dembik, responsable de la recherche macroéconomique chez Saxo Banque qui, chaque année, en décembre, publie ses prévisions chocs. « Parfois, ils vont jusqu’à intégrer certains risques dans leur stratégie d’investissement à long terme. »

Chez Deutsche Bank, dans une note datée du 16 juin, l’analyste Henry Allen s’interrogeait : après le Covid-19, quel sera le prochain « tail risk » ou, en français, évènement rare qui provoquera des pertes extrêmes ? Question qui ratisse large. La réponse est à chercher quelque part entre l’impensable et l’improbable. Mais voilà l’analyste parti à la recherche d’il ne sait quoi, à la manière des chasseurs de Snark de Lewis Carroll. Mais ici, pas de fourchettes pour poursuivre le monstre, pas d’action d’entreprise de chemin de fer pour le menacer, pas de savon pour le charmer. Henry Allen s’est armé de statistiques pour le traquer.

Une pandémie quatre fois plus mortelle

« Le coronavirus nous a rappelé que nos sociétés et nos économies pouvaient basculer du jour au lendemain […]. Comme le montre la crise actuelle, les pandémies sont l’une des plus grandes menaces auxquelles nous sommes confrontés », commence-t-il. La prochaine pourrait être l’une de celles qui, comme la grippe asiatique (1957-58) ou la grippe de Hong Kong (1968), provoquera plus d’un million de morts, deux fois plus que le coronavirus. Et qui, contrairement au Covid-19, frappera plus largement la population et pas seulement les personnes âgées « de manière disproportionnée ». Si le prochain virus « touchait un grand nombre d’enfants, on pourrait s’attendre à ce que la population soit encore plus prudente dans son retour à la vie normale, et à ce que les mesures de confinement et les restrictions soient plus sévères. »

Le Covid-19 est responsable d’un peu moins de 500.000 morts au travers le monde, ce qui représente 0,0056% de la population. C’est deux fois plus que le bilan de la grippe porcine de 2009-2010, mais cinq fois mois que la grippe de Hong Kong de 1968-1970.

Le Covid-19 est responsable d’un peu moins de 500.000 morts au travers le monde, ce qui représente 0,0056% de la population. C’est deux fois plus que le bilan de la grippe porcine de 2009-2010, mais cinq fois mois que la grippe de Hong Kong de 1968-1970.

Le Covid-19 est responsable d’un peu moins de 500.000 morts au travers le monde, ce qui représente 0,0056% de la population. C’est deux fois plus que le bilan de la grippe porcine de 2009-2010, mais cinq fois mois que la grippe de Hong Kong de 1968-1970.


« Bien que l’amélioration des conditions sanitaires et les progrès scientifiques nous permettent d’être bien mieux préparés, nous vivons dans un monde beaucoup plus urbanisé et globalisé, ce qui augmente les risques de propagation des maladies. »
Henry Allen rappelle qu’en 2017, avant que le Covid-19 ne frappe, une équipe de chercheurs de Metabiota, une entreprise spécialisée dans la modélisation du risque épidémique, avait calculé que, chaque année, il y avait une chance sur cinquante qu’une pandémie de grippe fasse 2,2 millions de morts dans le monde, là où normalement, en moyenne, une grippe saisonnière est responsable de 290.000 à 650.000 morts, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette probabilité annuelle de 2%, mesurée par Nita Madhav et ses collègues, « signifie qu’il est plus probable qu’improbable qu’une telle pandémie se produise sur une période de 40 ans », traduit Henry Allen.

La même équipe de scientifiques estime à 0,2 % la probabilité annuelle qu’une pandémie de grippe provoque au moins 22 millions de décès dans le monde, « ce qui signifie, explique l’analyste, qu’il y a près de 8% de chances qu’elle se produise au cours des 40 prochaines années. »

Tempête solaire : un black-out technologique

La probabilité qu’une super tempête solaire frappe la Terre est encore plus élevée. Ce risque-là a beau venir d’une centaine de millions de kilomètres, il n’a rien de la science-fiction. En 1989, une éruption de particules électromagnétiques avait provoqué une panne d’électricité au Québec pendant neuf heures. La même année, une autre éruption solaire avait entraîné l’arrêt des échanges à la Bourse de Toronto. Rien de bien méchant, des broutilles comparées aux « dommages bien plus importants » que provoquerait une tempête solaire aussi violente que celle de Carrington en 1859, « ainsi nommé d’après l’astronome qui l’a enregistré. C’est la plus grosse tempête géomagnétique connue à ce jour », indique Henry Allen.

A l’époque, dans un monde où la technologie n’en était qu’à ses balbutiements, la population s’extasia surtout devant les aurores boréales visibles jusqu’à Cuba ; à peine fut-elle dérangée par le chaos qui toucha le réseau télégraphique, les étincelles qui jaillissaient des lignes, les incendies dans les stations. Aujourd’hui, alors que « la technologie moderne est basée sur l’électronique, il pourrait y avoir des coupures de courant majeures, ce qui aurait des répercussions sur l’ensemble de l’économie […]. Des vies pourraient être perdues si cela avait un impact sur les hôpitaux et les soins médicaux. Les communications seraient perturbées, de nombreux systèmes de paiement seraient dysfonctionnels et les satellites GPS seraient confrontés à des interférences importantes, au détriment de la population et de toutes les industries qui dépendent de services de localisation précis, notamment les avions. Les infrastructures régissant les marchés financiers mondiaux pourraient être gravement endommagées. »

La probabilité qu’une éruption solaire comme celle de Carrington se reproduise est de 12% à dix ans, estimait en 2012 le scientifique Pete Riley de l’entreprise Predictive Science. « A supposer que cette probabilité reste constante d’une décennie à l’autre, il y a 40% de chances que cela se produise dans les quarante prochaines années. Et si l’on étend la période à 55 ans, cette probabilité dépasserait 50% », projette Henry Allen.

Super volcan : « peu probable mais pas impossible »

Dans le cas d’une méga éruption volcanique, ce serait pire encore. Une explosion d’intensité VEI-7, qui expulserait plus de 100 km3 de matière volcanique, « provoquerait une perturbation majeure à l’échelle mondiale », prévient Henry Allen. Il y aurait des morts, en « très grand nombre » si l’éruption avait lieu à côté d’une grande ville et, « à mesure que les retombées se propageraient dans l’atmosphère, des restrictions sur les voyages aériens seraient mises en place, ce qui affecterait gravement les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie […]. La hausse des températures et le changement climatique affecteraient les cultures, ce qui entraînerait une hausse des prix des denrées alimentaires et des catastrophes humanitaires, notamment dans les pays émergents et les pays frontaliers. »

À la fin du 18ème siècle, le réveil du volcan islandais Laki avait plongé l’Europe dans le chaos, provoquant la famine à l’origine, dit-on, de la Révolution française. Cette éruption était d’une intensité VEI-4, comme celle de l’Eyjafjallajökull, responsable de la fermeture de l’espace aérien européen en 2010. Mais, à lui seul, l’indice d’explosivité ne dit pas tout de la dangerosité d’un volcan. Dans le cas du Laki, ce n’est pas tant l’explosion qui fut destructrice que le contenu des effusions, pleines de gaz toxiques.

N’empêche qu’une explosion d’intensité VEI-7, mille fois plus forte que celle des volcans islandais, déréglerait le climat. La dernière du type, celle du Tambora indonésien en 1815, avait conduit à un hiver volcanique, à savoir à une baisse des températures – en Asie et au-delà – « en raison de la matière volcanique qui obscurcissait le soleil. L’année suivante a été connue comme ‘l’année sans été’ […], rappelle l’analyste de Deutsche Bank. Le changement climatique fut responsable de mauvaises récoltes dans le monde entier, provoquant des famines généralisées […]. Il provoqua des émeutes de la faim [en Europe]. » L’éruption d’un super volcan est « peu probable mais pas impossible. » En 2018, les vulcanologues Chris Newhall, Stephen Self et le climatologue Alan Robock écrivaient qu’un tel évènement se produisait une à deux fois par millénaire. « Si l’on suppose qu’il y a une probabilité annuelle de 0,15% qu’un tel événement se reproduise (environ en fois tous les 667 ans), avance Henry Allen, alors les chances que cela arrive au cours des quarante prochaines années sont de 5,8%. »

Une guerre : 22% de chance d’ici à 2060

Il y a une raison à ce que les catastrophes naturelles viennent plus facilement à l’esprit de l’analyste que les guerres. Comme, il l’explique lui-même : « Nous vivons dans un monde beaucoup plus interconnecté et coopératif que dans les siècles passés. » Une guerre serait trop coûteuse. C’était aussi l’argument du journaliste britannique Norman Angell dans son livre La Grande Illusion, à la veille de la Première guerre mondiale. « Les nouveaux facteurs économiques démontrent sans ambiguïté l’inanité de la guerre », expliquait lord Esher, l’un de ses disciples et proche de la famille royale, citant « le désastre commercial, la ruine financière et les souffrances individuelles. » Le Comittee of Imperial Defense, qui conseillait l’Empire sur la stratégie militaire, pensait une guerre d’autant plus impensable que la Lloyd’s of London assurait la marine allemande. Mais les nations ne sont pas toujours rationnelles.

Aujourd’hui, l’arme nucléaire rend une guerre encore plus inconcevable, mais pas impossible. « Il est plus difficile de mettre une probabilité sur le déclenchement d’une guerre, car soumis à des calculs humains, explique Henry Allen. Toutefois, « si nous faisons l’hypothèse prudente que la probabilité annuelle d’une guerre mondiale est de 0,625% (soit une chance sur 160 chaque année), cela signifie qu’il y a 22% de chance qu’une guerre se déclare dans les 40 prochaines années. »

Au bout du compte, calcule l’analyste, la probabilité qu’au moins un de ces quatre scénarios catastrophes se produise au cours des dix prochaines années est de 33,5%, si tant est que les probabilités soient indépendantes. « Et si l’on étend cette période à vingt ans, il est alors plus probable qu’improbable (55,7 %) qu’au moins un de ces événements se produise. »


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