Belfort: l’étrange double discours de GE

Une saignée. Après des mois de rumeurs et de reports, General Electric a confirmé le 28 mai le scénario cauchemar redouté par les 4 300 salariés belfortains du groupe : un plan de suppressions d’emplois portant jusqu’à 1044 postes en France, dont 792 dans la division turbines à gaz basé à Belfort. Pour le site, l’addition est lourde : le plan social porte sur quasiment la moitié des 1.800 postes de l’activité turbines à gaz, rachetée par GE à Alstom en 1999. « Nous demandons au gouvernement de stopper ce scandale, ce carnage », assène Philippe Petitcolin, coordinateur CFE-CGC de GE Belfort. En visite le 3 juin à Belfort, le ministre de l’économie Bruno Le Maire a demandé à l’entreprise américaine de revoir sa copie. « Le plan social en l’état ne va pas, a-t-il estimé. 1.050 emplois supprimés, c’est trop et je pense que GE peut et doit faire mieux, et que c’est une condition préalable pour que les choses s’apaisent sur le site. » Le ministre a plaidé pour une diversification industrielle du site, notamment dans les pièces de moteurs d’avions, que l’Etat est prêt à soutenir.

Ce plan social énorme est-il justifié ? GE affirme qu’il est rendu indispensable par la chute du marché des turbines à gaz. « Il y a un problème de surcapacité, assurait le 2 juin au JDD le patron de GE France, Hugh Bailey, ancien conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy. L’outil industriel permet de produire 400 turbines par an, alors que la demande se situe autour de 100. » De fait, le marché est à un point bas. Le géant Siemens veut introduire en bourse son activité turbines à gaz d’ici à septembre 2020, prélude à un désengagement total. General Electric n’a pas échappé à ce marasme. « GE vendait une centaine de turbines à gaz en 2008, elle en a vendu 29 en 2018 », rappelait Bruno Le Maire le 29 mai.

« Calculs fallacieux »

Les syndicats dénoncent des calculs « fallacieux ». La chute du marché du gaz assurent-ils, n’est qu’un trou d’air. « Il y a énormément de contrats en négociation dans les pays émergents, en Egypte, en Syrie, en Thaïlande, indique Philippe Petitcolin. Et les perspectives sont aussi prometteuses dans des pays matures, déjà équipés en renouvelables, qui ont besoin de stabiliser leur réseau : il y a un gros potentiel en Allemagne, en Belgique et en Italie. »

GE lui-même, dans un livre blanc publié en début d’année, se montrait optimiste sur le marché du gaz. Le groupe américain reprenait à son compte le dernier scénario de l’Agence internationale de l’énergie, qui voyait le gaz continuer de monter en flèche ces prochaines décennies. « Le gaz va dépasser le charbon comme technologie numéro un en capacité installée, et garder cette position jusqu’à, au moins, 2040 », indiquait le document de GE. A cet horizon, le gaz sera la première énergie mondiale, avec 2.740 GW installés, devant le solaire (2.500 GW), le charbon (2.250 GW) et l’hydroélectrique (1.800GW).

Extrait du livre blanc de GE sur la place du gaz dans la génération électrique, publié en début d’année. Le groupe américain reprenait le scénario de l’Agence internationale de l’énergie : une forte croissance de la capacité installée jusqu’en 2040.

GE enfonçait le clou sur son site internet. « La capacité installée des centrales au gaz va augmenter au cours des deux prochaines décennies », indiquait le groupe, qui évoquait une hausse de la capacité installée de 1.500 GW d’ici à 2040, et même un quadruplement du marché en Chine. Le gaz, expliquait GE, a un double avantage : il permet une adaptation rapide à la demande, en injectant rapidement de l’électricité dans le réseau en cas de besoin, et permet de compléter les sources d’énergie renouvelables, par essence intermittentes. 

Délocalisation aux Etats-Unis ?

Pourquoi, dès lors, acter un plan de suppressions d’emplois aussi massif à Belfort ? Les salariés et élus locaux de Belfort sont unanimes : ils voient dans le plan social annoncé par GE un « plan massif de délocalisation » destiné à soutenir l’usine américaine de Greenville (Caroline du Sud). Le marché des turbines à gaz, souligne l’intersyndicale, est divisé en deux marchés bien distincts : le marché dit 50hz (75 % du marché mondial), dont les turbines sont fabriquées à Belfort ; et le marché de technologie 60hz, bien plus limité, dont les turbines sont assemblées à Greenville. Or le marché couvert par Belfort n’a baissé que de 20 %, contre 50 % pour le segment couvert par le site américain.

GE déshabillerait-il Belfort pour rhabiller Greenville ? La thèse est démentie par Bercy. Mais les syndicats persistent. Ils dénonçaient déjà en 2016 le transfert de fabrication aux Etats-Unis de trois des sept modèles de turbines à gaz fabriqués en Franche-Comté (9F.03, 9F.05 et 6F.01). Un an plus tard, c’est la fabrication de grosses pièces réalisées à Belfort, comme des aubes de turbines, qui était délocalisée. « Avec ce plan social, GE va empêcher le site de Belfort de bénéficier de la reprise du marché du gaz », dénonce Philippe Petitcolin. Bruno Le Maire lui-même semble se poser la question : « Il faut savoir quelles sont les intentions de GE derrière ce plan, estimait hier le ministre de l’économie. Est-ce que c’est un plan d’adaptation à une conjoncture mondiale qui est plus difficile ou est-ce qu’il s’agit d’un plan de liquidation dissimulée ? Je pense qu’il est impératif de clarifier ce point. »

Challenges en temps réel : Entreprise