Vendre des médicaments en supermarché peut-il faire baisser les prix?

Evacué par la porte, le sujet revient par la fenêtre. Régulièrement proposée, et à chaque fois enterrée illico presto, la vente de médicaments sans ordonnance en grande surface est à nouveau mise sur la table à l’occasion de l’examen par le Sénat du projet de loi Santé – porté par Agnès Buzyn et adopté par l’Assemblée en mars – qui a démarré lundi 3 juin. Dans un amendement (n°671) initialement déposé le 28 mai et qu’elle doit défendre dans l’Hémicycle ce mardi 4 juin, Christine Lavarde, sénatrice LR des Hauts-de-Seine, prône à nouveau la possibilité pour la grande distribution de vendre des médicaments non soumis à prescription médicale. Elle propose une expérimentation de trois ans, avant une éventuelle généralisation de cette mesure. Une tentative qui n’est pas sans rappeler celle, ratée, du sénateur Olivier Cadic en 2015 à l’occasion de la loi Touraine, d’ouvrir le monopole des pharmacies.

« Le contexte a changé depuis, veut pourtant croire Christine Lavarde. Edouard Philippe a récemment demandé à Agnès Buzyn de voir comment développer la vente en ligne de médicament, en assouplissant les conditions de vente qui sont très restrictives en France ». Alors pourquoi ne pas autoriser la vente au détail de ces médicaments dans les grandes surfaces, s’interroge-t-elle. D’autant plus que, selon la sénatrice, « l’achat en ligne pose un problème écologique, tandis que multiplier les points de vente physiques réduirait l’impact carbone de ces médicaments ». Soutenue par une quinzaine de sénateurs qui ont cosigné son amendement, Christine Lavarde rappelle par ailleurs que, comme la cour des comptes en 2017, l’Autorité de la concurrence elle-même s’est montrée favorable en avril dernier à un tel desserrement du monopole pharmaceutique afin de faire baisser les prix de certains produits de santé et améliorer leur accès. « Si l’on prend l’exemple des tests de grossesse, dont la vente a déjà été autorisée en grande surface, leurs prix ont considérablement chuté depuis. »

Défense du pouvoir d’achat

C’est aussi au nom de la défense du pouvoir d’achat que les associations de consommateurs ont depuis longtemps pris position pour la libéralisation de la vente des médicaments sans ordonnance. Familles rurales vient de publier son dernier Observatoire des prix des médicaments qui montre que les prix des médicaments en « libre accès » ont bondi en 10 ans. Le « panier » des médicaments les plus utilisés par les familles a ainsi grimpé de 9%. Certains prix se sont littéralement envolés, comme celui du Nurofen (+25% en 8 ans), du Strepsils (+19%) ou du Maalox (+12%). L’UFC-Que Choisir, qui rappelle de son côté que les Français dépensent plus de 2 milliards d’euros par an en médicaments sans ordonnance, a publiquement appelé les sénateurs à « traduire dans la Loi les recommandations de l’Autorité de la Concurrence, en adoptant, dans le projet de loi Santé (…), la libéralisation encadrée de l’automédication ».

Autant d’arguments qui font -une fois encore- bondir les syndicats de pharmaciens, habitués de ces saillies contre leur monopole. S’ils ne croient absolument pas aux chances de ce nouvel « amendement Leclerc » comme ils l’appellent – du nom de Michel-Edouard Leclerc qui milite activement pour la vente de médicaments dans les parapharmacies de ses supermarchés depuis plusieurs années, entre autres pour un accès à ces produits « au meilleur prix »  – cet énième retour du débat les griffe tout de même. « Les méthodes de ces études sont contestables, s’agace Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). Les associations de consommateurs ne prennent dans leurs relevés de prix que des produits de marque qui sont les plus chers, car les fabricants dépensent beaucoup en marketing et publicité ! » En avril, la Fédération des pharmaciens d’officine (FSPF) avait démonté les conclusions de l’observatoire de Familles rurales, par la voix de son président, Philippe Besset, dans un communiqué : « La FSPF tient à rappeler qu’entre 2010 et 2018, l’inflation a progressé de 10,5 %. Au cours de cette période, le taux de la TVA appliqué à ces médicaments est passé de 5,5 à 7 %, puis à 10 %. En 10 ans, la TVA a donc augmenté de plus de 80 %. » S’appuyant sur les données de la société de données IQVIA, sur un panel de 14.000 pharmacies, il objectait que les prix de vente du panel de médicaments choisis par l’association n’avaient en fait augmenté « que de 6% ». Ce serait, selon Philippe Besset, les laboratoires pharmaceutiques qui auraient augmenté leurs tarifs, en moyenne, de près de 21% en moyenne en dix ans. Et pendant ce temps, entre les taxes et les tarifs des fabricants, « la marge du pharmacien a diminué de moitié ».

Maillage des officines

Quant à l’argument selon lequel il n’y aurait pas assez de concurrence dans le monde officinal, Gilles Bonnefond rétorque que ces études en apportent en fait la preuve inverse : « Les associations pointent toutes les écarts de prix, qui pourraient passer du simple au double, voire au triple, selon les pharmacies. Cela ne montre-t-il pas que la concurrence fonctionne au contraire ? » Le président de l’USPO juge par ailleurs « fallacieux et opportuniste » le raisonnement sur l’écologie de Christine Lavarde. « Pourquoi ne pas tout simplement supprimer Internet alors, au nom de l’empreinte carbone ? Et pourquoi envoyer les clients chez Leclerc plutôt que dans les pharmacies ? » lance-t-il, provocateur. « Surtout qu’il y a encore en France au moins autant de pharmacies que de supermarchés ! »

Un maillage de pharmacies déjà mis sous pression, alors que 240 officines ont fermé leurs portes l’an dernier, un record ces dix dernières années. Et qui serait, selon les syndicats, menacé par l’arrivée de la grande distribution sur leurs plates-bandes. Ils ont, dans leur diagnostic, le soutien de la ministre Agnès Buzyn, qui s’est plusieurs fois exprimée contre l’idée de vendre des médicaments en supermarchés. « Quand on parle de la désertification médicale, de l’abandon des territoires, de fragiliser les petites pharmacies en zone rurale qui sont souvent le premier recours pour les personnes malades, je pense que ça serait une très mauvaise idée et un très mauvais signal », a déclaré la ministre sur Europe 1 début avril.

Cette menace, Christine Lavarde la tempère. « Cette mesure n’aurait pas d’impact sur le maillage des officines, assure-t-elle. La profession de pharmacien sera préservée car nous prévoyons que chaque parapharmacie dans les centres commerciaux soit encadrée par un docteur en pharmacie, pour le conseil. Il y aura toujours besoin de pharmaciens ! » Les officines craindraient donc surtout pour leur rentabilité. Ce que réfute inlassablement Philippe Besset, le président de la FSPF, préférant déplacer le débat sur le risque d' »ubérisation de l’officine ». Il a lancé une pétition pour alerter contre « les dangers » de la vente des médicaments en grande surface. « En matière de distribution de médicaments, la France a choisi le niveau de sécurité maximal, argue-t-il. Ouvrir la vente à d’autres acteurs conduirait à une dégradation du niveau de santé publique ! »

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