Comment les Américains font les poches des entreprises françaises

Le rapport Gauvain sur la protection des entreprises françaises contre les lois extraterritoriales a été remis la semaine dernière à Edouard Philippe. Associée du cabinet d’avocats Kramer Levin, Noëlle Lenoir a été notamment ministre des Affaires européennes, membre du Conseil constitutionnel et déontologue de l’Assemblée nationale. Elle souligne dans un entretien à Challenges que « les conflits de lois se multiplient sur fond de guerre commerciale ».

Challenges – Un rapport parlementaire est sorti le 26  juin concernant l’extraterritorialité du dollar, ce n’est pas le premier. Quoi de neuf ?

Noëlle Lenoir – Très attendu par les milieux économiques autant que juridiques, le rapport de Raphaël Gauvain, député LREM, concerne la protection des entreprises françaises confrontées aux procédures judiciaires et administratives d’autorités étrangères, spécialement le département de la Justice (DOJ) et l’autorité des marchés (SEC) américains. Il fait effectivement suite à une série d’autres rapports parlementaires remarqués, comme celui de 2016 sur l’extraterritorialité de la législation américaine. Cette fois-ci cependant, le ministère de la Justice est fortement impliqué dans cette problématique et Nicole Belloubet, la Garde des Sceaux, est attentive à ce que des suites puissent y être données. 

Les Etats-Unis utilisent-ils toujours l’arme de l’extraterritorialité dans le cadre de la guerre commerciale ?

Le constat fait par le rapport est inchangé depuis plusieurs années : avec le déclin du multilatéralisme, l’extraterritorialité des législations nationales devient la norme. Les conflits de lois se multiplient sur fond de guerre commerciale. Or le champ de l’extraterritorialité n’a cessé de s’étendre sous l’impulsion des autorités d’enquête américaines. Leur compétence à l’encontre de sociétés non américaines n’est plus seulement liée à la cotation à une Bourse, pas même à l’existence d’une activité aux Etats-Unis. Il suffit que l’entreprise ait effectué une transaction en utilisant le système financier américain pour qu’elle puisse être poursuivie par le DOJ ou la SEC pour faits de corruption ou violation d’un embargo décidé par le Congrès américain. La procédure aboutit à une transaction pénale – principalement une amende – dont l’intérêt est qu’elle fait échapper l’entreprise au procès et donc au risque d’être exclue du marché américain, autant dire la mort économique, notamment s’il s’agit d’une banque.

Le rapport montre que les entreprises françaises sanctionnées pour pratiques corruptives l’ont été à des niveaux plus élevés que les sociétés américaines, soit – de 2014 à 2018 – à hauteur respectivement de 1,9 milliard et 1,7 milliard de dollars d’amende. A cela s’ajoute le traumatisme des 9 milliards d’amende infligée à BNP Paribas pour méconnaissance de l’embargo américain sur Cuba, l’Iran et le Soudan. 

Ces deals avec la justice américaine sont-ils une bonne solution pour les entreprises françaises prises dans ce genre d’affaires ?

Ces « deals de justice » ont longtemps été décriés en France. A tort. On s’est rendu compte récemment de leur utilité sous divers aspects : l’entreprise reconnaît les faits et non sa culpabilité ; elle éponge le passé en se dotant de dispositifs de contrôle interne qui évitent de l’exposer aux risques à l’origine de ses ennuis ; elle évite de devoir s’engager dans le dédale de procédures juridictionnelles longues et aléatoires. Cette prise de conscience a conduit à la création par la loi Sapin II de 2016 de la Convention Judiciaire d’Intérêt Public inspirée de la transaction pénale à l’américaine. Faisant suite à des investigations du Parquet national financier (PNF), cette convention dépend fortement de la coopération de l’entreprise à qui il incombe de lui transmettre les preuves des infractions pour lesquelles elle est poursuivie. 

Quel bilan tirer de l’action du PNF ?

Au moment où Eliane Houlette, qui en a assuré la direction, vient de terminer son mandat, il est clair que l’institution du PNF est un succès. Le PNF a su s’imposer face aux autorités américaines et mener ses enquêtes avec professionnalisme, au besoin en parallèle avec le DOJ comme ce fut le cas pour la Société générale

Les Américains utilisent-ils ces procédures pour faire du renseignement économique ?

Raphaël Gauvain s’attarde sur la collecte des preuves transmises par les entreprises incriminées au titre de leur coopération obligée avec les autorités d’enquête qui diffère foncièrement entre les pays de common law et les autres comme la France. Le « discovery » permet aux autorités américaines de se faire communiquer directement une masse indifférenciée de millions de documents et données, occasionnant des frais s’élevant parfois à des dizaines de millions d’euros, dès lors qu’ils peuvent remonter à des périodes couvertes par la prescription en droit français. Le droit français, quant à lui, encadre cette transmission soumise au contrôle du juge.  

Pour tenter de rapprocher les deux systèmes, le rapport formule deux propositions phares. La première est de conférer aux juristes d’entreprises le « privilège légal » jusqu’ici réservé aux avocats, c’est-à-dire la protection de la confidentialité des avis juridiques qu’ils rendent et qui deviennent ainsi inaccessibles aux autorités d’enquête. C’est un principe de la common law et de presque tous les pays de l’Union européenne. Il était temps de mettre fin à l’anomalie française, et contrairement à ce que pensent certains barreaux en France, cela ne peut que revaloriser les professions juridiques dont par conséquent celle des avocats.

La seconde proposition est de revitaliser la « loi de blocage », improprement nommée puisqu’en réalité elle ne vise qu’à aiguiller les autorités étrangères vers l’entraide judiciaire pour obtenir la transmission des preuves recherchées sur les pratiques sous investigation. Cette loi ancienne prévoit notamment l’interdiction faite à toute personne de communiquer à des autorités étrangères des informations sauf à passer par les canaux de l’entraide judiciaire. Après avoir été rejetée par la Cour suprême des Etats-Unis, la loi de blocage, qui permet de filtrer les informations à transmettre et d’en exclure en particulier celles qui touchent « aux intérêts économiques essentiels de la France », est de plus en plus prise en considération par le DOJ. Raphaël Gauvain propose de manière très intéressante de faciliter l’application de la loi, le plus souvent restée lettre morte, via une saisine préventive du Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economiques (SISSE) à Bercy qui aiderait l’entreprise à définir la conduite à tenir vis-à-vis des autorités étrangères, notamment en évaluant la portée des informations confidentielles susceptibles d’être requises. Dans le même temps, le non-respect de la loi de blocage serait puni de peines aggravées.

L’Europe doit-elle mieux s’organiser pour contrer l’offensive américaine ?

Il est certain que l’accélération du rythme des investigations internationales, aujourd’hui diligentées par les Etats-Unis et demain par la Chine ou la Russie par exemple, appelle à l’heure du numérique une véritable harmonisation des règles européennes de collecte des preuves et de protection des informations sensibles.

Sommes nous vraiment irréprochable dans la lutte contre la corruption ?

Il est temps qu’à l’instar de la lutte contre la fraude fiscale, la lutte anti-corruption passe à un degré d’effectivité supérieur. Ce qui suppose de la part des entreprises une approche résolument préventive de contrôles internes, et de la part de l’Etat un accroissement décisif des moyens du PNF et un renforcement de la formation économique des magistrats.

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