Comment Paul compte reconquérir les amoureux du pain

« Nous devons faire notre révolution culturelle. Nous sommes en train de nous affadir, de nous avachir. Si l’on ne réagit pas, nous risquons de nous encroûter ! » Celui qui parle ainsi, c’est Francis Holder. A 74 ans, le fondateur du groupe qui porte son nom en est toujours président. L’enseigne de boulangerie Paul constitue sa principale activité, aux côtés des salons de thé Ladurée et du pôle de boulangerie industrielle Château Blanc. S’encroûter, ce serait bien un comble pour le roi français de la boulangerie. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Francis Holder est aussi le président de sa filiale Paul. Son fils Maxime, 45 ans, est parti à Londres diriger le développement international de l’enseigne alors que l’aîné, David, est le président de Ladurée. 

Alerte du patriarche

Manager hyperactif, instinctif et très exigeant, le patriarche reste proche de ses salariés et amoureux de ses produits. Et c’est donc bien lui qui a sonné le tocsin il y a quelques mois pour alerter sur la nécessité de rénover la chaîne de boulangeries sous peine d’être distancé par la concurrence. Cette entreprise familiale ne communique pas ses chiffres et se dispense même de déposer ses comptes au greffe malgré l’obligation légale. Impossible donc de savoir si l’alerte est venue de résultats décevants. A en croire le charismatique patron de Paul, « les bénéfices restent satisfaisants, mais nous nous sommes un peu trop éloignés de nos fondamentaux ». Rien d’irréversible, juste un peu d’usure. « Les entreprises ont une propension naturelle à mal tourner en vieillissant », affirme-t-il en faisant visiter le laboratoire de recherche et développement de Paul, au siège de Marcq-en-Barœul (Nord).

D’une franchise qui tranche avec l’habituelle discrétion des grandes familles du Nord, il donne volontiers quelques exemples de ce qui était en train de mal tourner chez Paul : « Je ne suis pas satisfait du café que l’on sert chez nous », explique-t-il en préparant lui-même un petit noir avec une toute nouvelle et énorme machine Nespresso de la gamme professionnelle qu’il est en train d’essayer dans son laboratoire avant, peut-être, de la généraliser dans ses 376 points de vente en France. S’il est trop difficile de faire un excellent café avec des percolateurs traditionnels utilisant du café moulu, Francis Holder n’hésitera pas à proposer du Nespresso, que ses employés prépareront en introduisant une capsule dans la machine vendue par Nestlé. Inutile de se faire passer pour un barista quand on est boulanger. Il n’y a rien de honteux à préparer un excellent café en dosettes, dont le goût ne décevra jamais les clients.

Qualité dégradée

Plus grave, pour ce boulanger qui a su remettre le pain à l’ancienne au goût du jour il y a près de quarante ans, la qualité des sandwichs vendus dans ses boulangeries est devenue inégale. « Ça, ça me perturbe beaucoup », confesse l’ancien petit boulanger de Lille, qui a monté son groupe en devenant le fournisseur préféré de Monoprix et d’Auchan en 1966. Parfois, le pain est un peu mou, parfois un peu racorni. La raison en est toute simple : la demande est telle, dans ses boulangeries, que les sandwichs sont préparés quelques heures plus tôt, afin de pouvoir répondre au grand rush entre midi et 14 heures. « La loi nous oblige à conserver nos sandwichs à une température de 3 degrés. Ça tue les saveurs et ça détruit la consistance ! » Qu’à cela ne tienne. Le boulanger-entrepreneur déploie un intense lobbying auprès des élus pour tenter de modifier la loi. Quelques degrés de plus seraient bienvenus. Mais en attendant une avancée législative hypothétique, il a demandé à son directeur général, Hervé Vallat, de changer les modes de préparation. Désormais, les sandwichs seront faits à la demande, avec du pain frais. Une innovation qui changera radicalement les horaires de travail de certains salariés.

Nouvelle concurrence

Cette prise de conscience était d’autant plus nécessaire que la concurrence s’est incroyablement organisée récemment. A commencer par les milliers de boulangers indépendants. Lorsque Paul s’est installé dans les villes, ses concurrents prenaient leur congé hebdomadaire le lundi et fermaient leurs portes à 12h30 pour ne les rouvrir qu’à 15 heures. Depuis, ils ont ajouté sandwichs, quiches, pizzas et salades à leurs étalages et sont devenus la première cantine de France à l’heure du déjeuner. « En dix ans, ce marché de la petite restauration a connu une véritable explosion : +135% ! », indique l’expert en restauration Bernard Boutboul, du cabinet Gira Conseil.

De nombreux acteurs se sont invités au festin. Les sandwicheries de luxe ont fleuri dans les grandes villes, à l’enseigne de Cojean, Exki, ou Prêt à Manger. Puis ce sont les distributeurs qui ont voulu leur part de ce gâteau en créant des magasins ou rayons dédiés comme Monoprix et Marks & Spencer. On a vu ensuite apparaître des enseignes spécialisées, tels Big Fernand (hamburgers), Bagelstein (bagels), Subway (sandwichs à la demande). Sans oublier les food trucks sur les parkings des quartiers de bureaux. Et, bien sûr, ceux qui ressemblent le plus à Paul, Brioche Dorée (Groupe Le Duff) et Pomme de Pain (Groupe Soufflet), tout en offrant des produits moins chers. Bref, la concurrence est rude et de qualité. « Le plus grand péril pour Paul, c’est la banalisation, car il n’y a pas de place pour une enseigne sans âme ni plus-value », estime Bernard Boutboul.

Autre danger, au fil des ans, Paul a multiplié les formats de magasins : boulangeries, boutiques, restaurants, corners dans les gares… Tant et si bien que les clients ne savent plus vraiment qui est Paul. Un prénom devenu tellement célèbre qu’il en a perdu sa saveur.

Simplification de la gamme

Quand la fréquentation des magasins a commencé à baisser, les responsables de l’enseigne ont remis toute leur stratégie à plat. « Un par un, tous les magasins vont être rénovés dans les deux ans qui viennent », annonce Hervé Vallat. Un investissement considérable qui peut dépasser 700.000 euros pour certains sites. Les artisans de la menuiserie interne du Groupe Holder vont avoir du pain sur la planche ! Conformément au souhait de Francis Holder, « on remet de la farine ». Le pain retrouve une place de choix et occupe les deux tiers de l’étalage et de la vitrine. « Nous allons simplifier la gamme de nos pains pour que les clients s’y retrouvent plus facilement, annonce Francis Holder. Notre leitmotiv pourrait être : en faire moins pour faire mieux. » C’en est fini des 42 pains gourmands. La nouvelle gamme s’articule autour de trois pains conçus pour séduire chacun une partie de la clientèle. Le pain charlemagne, à la mie blanche, séduit les plus jeunes. Le flamand, au levain, s’adresse aux connaisseurs. Et la baguette Paul occupe le cœur de gamme.

La décoration mêle toujours les objets anciens de boulangerie, les meubles récupérés, mais l’ajout de matériaux plus contemporains, comme le verre et le métal, donne un cachet d’atelier, plus moderne. Mieux, alors que les boulangeries Paul avaient surpris en leur temps parce que les clients y voyaient le fournil derrière le comptoir, on y remplace des cloisons par des verrières pour que l’ensemble de la fabrication, y compris le pétrissage, puisse être vu des clients.

Volet social

Un détail reste à régler : il faut convaincre les artisans boulangers salariés du groupe de venir travailler l’après-midi. La rénovation de Paul sera aussi sociale. Des négociations sont en cours pour modifier les horaires. Francis Holder peut compter sur ses plus fidèles alliés dans cette métamorphose : les membres soudés et motivés de l’ordre des Talmeliers, une sorte de confrérie interne qui regroupe les meilleurs boulangers du groupe. « C’est notre Minorange ! » s’amuse Bertrand Debatte, le directeur du marketing, qui fait allusion à la confrérie de maçons créée il y a plus de cinquante ans par Francis Bouygues au sein de son groupe de BTP.

Un autre domaine montre l’ampleur de la rénovation de Paul : le menu des restaurants. « Nous ne nous sommes rien interdit, révèle Bertrand Debatte. Seules les envies des clients nous ont guidés, pour peu qu’elles fassent la part belle au pain. » Le restaurant Paul situé à Roubaix sert de laboratoire en grandeur réelle, toutes les spécialités que l’on y sert ne seront pas forcément adoptées dans tous les restaurants de l’enseigne. Ce qui surprend le plus, c’est l’arrivée des hamburgers. Une intrusion sur le terrain des chaînes de fast-foods qui, elles, ne connaissent pas la crise, et un pied de nez au géant McDonald’s, qui avait voulu racheter Paul. « Nous restons fidèles à notre ADN : des portions généreuses et gourmandes », assure Hervé Vallat.

Une fois agréées et adoptées, ces innovations devront aussi être validées par un partenaire de taille : le groupe Elior, qui gère 108 points de vente Paul en France dans des lieux de passage (gares et aéroports), où la visibilité est aussi forte que le chiffre d’affaires. Ils seront alimentés, comme les « petits Paul » ne possédant pas de fournil, par des ateliers centraux. Sept ou huit ateliers centraux vont être créés dans les grandes villes françaises, dont deux à Paris, ce qui devrait permettre de créer 200 emplois. Selon la direction, les nouveaux magasins Paul voient leurs ventes progresser de 10%, avec 70% de clients nouveaux. C’est donc l’heure de la reconquête pour le boulanger Francis Holder. Difficile de savoir jusqu’où ira cette opération de « remontée en gamme », car le fondateur de Paul a fixé un objectif très ambitieux à son équipe : « Que je sois à nouveau satisfait. »


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