Emmanuel Gaillard, la dernière chance de Bernard Tapie ?

Enième épisode. Crucial, celui-là. Après avoir annulé l’arbitrage qui avait accordé plus de 400 millions d’euros à Bernard Tapie dans le conflit qui l’oppose à l’ex-Crédit lyonnais, à propos de la revente d’Adidas, la cour d’appel de Paris, le 3 décembre, se prononce sur le fond. Les avocats de l’ex-banque publique n’ont pas changé depuis des années. Tapie, lui, en a un nouveau. Un de plus. Dans sa longue histoire judiciaire, il en a usé « plus d’une centaine », s’amuse l’un d’entre eux.

Mais le temps est loin où il leur opposait, avec désinvolture, le prix de la minute de publicité au journal de 20 heures pour se dispenser de les payer. Celui qu’il a choisi au printemps dernier a longtemps prospéré loin du regard des médias et se moque de la publicité. Ses honoraires, tenus secrets, sont à la mesure de ses compétences : Emmanuel Gaillard, 63 ans, professeur de droit mondialement reconnu et patron du bureau parisien de Shearman & Sterling, seul membre non américain du board et du comité stratégique de cette tentaculaire firme du droit.

Menacé de mort

« Dans son domaine, l’arbitrage international, Emmanuel Gaillard est tout simplement le pape, affirme Pierre Servan-Schreiber, qui a quitté le cabinet Skadden Arps et s’est lancé dans cette activité qui se développe à grande vitesse pour sécuriser les investissements et contourner les lenteurs de la justice traditionnelle. Pour moi, il est un modèle. » Un modèle bien protégé. Pour entrer dans l’immeuble qui abrite son cabinet, sur les Champs-Elysées, il faut montrer patte blanche et laisser deux jeunes hommes, qu’on devine armés, photocopier vos papiers d’identité. L’un d’eux vous accompagne au sas du deuxième étage, où se trouve l’hôtesse d’accueil.

Pourquoi cette protection toute particulière ? Plusieurs menaces de mort ont été adressées à Emmanuel Gaillard, ainsi qu’à Yas Banifatemi, associée du cabinet. Rien à voir, bien sûr, avec le dossier Tapie. C’est de Vladimir Poutine qu’il s’agit. Tous deux ont en effet obtenu, le 18 juillet 2014, la condamnation de la Russie à une amende de plus… de 50 milliards de dollars dans le cadre d’un arbitrage international l’opposant aux actionnaires de Ioukos, après l’emprisonnement très politique de son ex-propriétaire, Mikhaïl Khodorkovski. Une procédure pour laquelle Shearman & Sterling a perçu des honoraires pharaoniques : 70 millions de dollars. Vladimir Poutine a reçu cette sentence comme une gifle. La légende dit qu’il en a cassé un verre de rage. Pour Emmanuel Gaillard, ce fut la consécration. « Ces 50 milliards l’ont projeté sur le devant de la scène, alors que l’arbitrage est, par nature, une activité discrète, voire secrète », s’amuse Antoine Colonna d’Istria, du cabinet Freshfields.

Il n’empêche. Avec Poutine, Gaillard a explosé de vingt fois le record précédent, qui lui appartient aussi : « J’avais réussi à obtenir, par voie d’arbitrage, 2,5 milliards de dollars du Koweït, pour le compte de la société américaine Dow Chemical », dit-il, plus factuel que vantard, dans son immense bureau aux murs presque nus et vide de tout objet personnel. Pourquoi ? « Le dépouillement me sied », répond, de sa voix chaude, le sexagénaire, fils d’un entrepreneur en bâtiment de Chambéry, père de deux enfants, qui nous reçoit en jean.

Ioukos, son fait d’armes

Ioukos ? Ce fut une bataille épique, un jeu d’échecs planétaire qui s’est déroulé sur près de dix ans, entre Paris, Londres, Moscou, Tel-Aviv, Gibraltar ou La Haye. Pour se défendre, les Russes ont fait appel au bureau parisien du cabinet américain Cleary Gottlieb Steen & Hamilton, qui ne souhaite pas s’exprimer sur ce dossier. Il a fallu trouver des documents alors que la plupart avaient été détruits, faire venir des témoins, leur assurer l’immunité. Yas Banifatemi, l’associée de Gaillard, a multiplié les voyages en Israël, une destination compliquée pour cette Française, fille d’un docteur en physique nucléaire iranien.

Les séances du tribunal arbitral, dans le palais de justice de La Haye, s’étendront pendant cinq semaines, au lieu d’une ou deux habituellement. A la veille de la dernière plaidoirie de Gaillard, celui-ci découvre que ses câbles informatiques ont été sectionnés. Quand la sentence tombe, le Kremlin tremble et demande… un embargo de dix jours pour l’annoncer. Un délai utilisé par Poutine pour préparer une réponse politique, évoquer « une justice occidentale aux ordres, mue par un sentiment antirusse ». C’est une posture : la sentence ne souffre pas d’appel, elle est immédiatement exécutoire. Et c’est Emmanuel Gaillard qui est chargé de la faire appliquer dans le monde entier. Il est en droit de saisir des bateaux ou des avions russes n’importe où à travers la planète.

Pas si simple : « Pour saisir les avoirs d’un pays, il faut prouver qu’ils sont commerciaux et non pas souverains, comme les ambassades ou leurs dépendances qui sont protégées par l’immunité », explique l’avocat. Pour l’instant, rien n’a été entrepris. « Avec raison, Gaillard attend que le soufflé retombe avant d’engager une transaction », croit savoir un proche du dossier. Toutes les saisies peuvent, en effet, faire l’objet de procès. Personne n’y a intérêt, y compris Poutine, pour lequel chaque saisie, forcément médiatisée, fonctionnera comme une piqûre de rappel. « A un moment ou à un autre, il y aura transaction, à 10 ou 20 milliards de dollars, non rendue publique », estime un spécialiste. « Rien n’est acquis, mais les pays finissent toujours par payer, pour ne pas être boycottés par les investisseurs », résume Emmanuel Gaillard. C’est ainsi que l’Argentine honore 75% des sentences qui lui ont été infligées, dont 10% sous forme de bons du Trésor.

Défense pro domo…

Avec de tels trophées et un tel plan de charge, que diable est venu faire Gaillard avec Tapie ? « J’ai pris ce dossier pour le défi et pour la justice, assure-t-il. Est-ce que ça ajoute à ma notoriété ? Evidemment non. Cela peut-il nuire à mon image ? J’espère bien que non. » La plupart des autres grands spécialistes de la justice privée se sont mis à leur compte, « en raison des conflits d’intérêts qui surgissent dans les cabinets internationaux », explique Pierre Mayer, l’un d’entre eux. Gaillard, lui, assume. « Emmanuel m’a demandé mon avis et celui des autres associés, mais sa décision est personnelle », affirme Yas Banitefami.

Pour Maurice Lantourne, avocat depuis dix-neuf ans de Bernard Tapie sur ce dossier, lui-même mis en examen pour avoir, selon l’accusation, « arrangé » son arbitrage, « Emmanuel Gaillard a été naturellement choqué par le comportement du Crédit lyonnais ; de plus, au nom de la place de Paris, il lui est insupportable qu’on puisse annuler un arbitrage en allant au pénal, en faisant des perquisitions, en fouillant dans le passé des arbitres ». C’est aussi le point de vue de Tapie : « En matière d’arbitrage, la France avait un plus, qu’elle perd à cause de mon histoire ; la sécurité de l’arbitrage n’est plus acquise ; la décision de la cour d’appel fait peur à tout le monde. » A les entendre, le pape de l’arbitrage serait d’abord venu défendre sa boutique.

… ou tentation médiatique ?

Pour Jean-Pierre Martel, rien de tout cela. Lui qui présente Gaillard comme « un ami avec lequel j’entretiens des relations personnelles sur lesquelles je ne veux pas m’étendre » est plutôt sur la ligne de la tentation médiatique et du défi. « Car jamais notre position n’a été aussi forte, affirme l’avocat de l’ex-Crédit lyonnais – donc de l’Etat –, à la veille de l’arrêt de la cour d’appel. Mon confrère a fait de son mieux avec son mauvais dossier. »

Avant la décision qui avait annulé l’arbitrage, Tapie était défendu par Christophe Seraglini, un autre ponte du métier, qui lui a conseillé de consulter Gaillard. Celui-ci, lors d’un premier rendez-vous, se montre optimiste. « Il m’a dit que la cour ne pourrait que se dessaisir en constatant qu’il s’agit d’un arbitrage international, car Adidas était une société de droit allemand payée en Deutsche Mark, avec des offshores dans des paradis fiscaux, vendue à une société luxembourgeoise appartenant à Robert Dreyfus, se souvient Tapie. Or, m’a expliqué Gaillard, un arbitrage est international si une seule de ses composantes l’est. » Las : le tribunal décrète qu’il s’agit d’un arbitrage franco-français.

Tapie rappelle alors Gaillard, qui botte en touche : « Monsieur, la justice n’est pas une science exacte, mais la cour d’appel ayant décidé que l’arbitrage était mort, il est mort ! » Pour ce professeur de droit, une décision de justice ne se discute pas. Mais a-t-il été vexé de s’être trompé ? S’est-il senti débiteur ? Face à Tapie qui lui demande de « venir l’aider », il hésite et lui demande de regrouper tous les éléments de son dossier. Pour l’étudier sur pièces, sont-ils venus à quinze, comme fanfaronne Tapie, ou à trois, comme le dit Gaillard ? Qu’importe : le professeur de droit accepte, à condition que Tapie ne critique pas publiquement les juges,  se taise dans les médias et n’apparaisse pas. Engagement tenu. « Mon confrère a été agréablement surpris par Tapie, plus profond que l’image qu’il donne de lui », affirme Maurice Lantourne.

Pas d’état d’âme

Gaillard se fait désigner au pénal pour avoir accès à des pièces dissimulées. Deux d’entre elles sont des bombes, qui mettent à mal la théorie adverse selon laquelle Tapie était pressé de vendre, à 2 milliards de francs, un Adidas en perdition : une lettre de Gilberte Beaux, présidente de la société, qui réclame 3 millions de francs au Crédit lyonnais pour avoir convaincu Tapie de vendre Adidas avant que le redressement n’apparaisse ; et le courriel d’un mandataire du Crédit lyonnais qui évalue la valeur d’Adidas à 11 milliards au bout de quatre ans, le prix exact lors de l’introduction en Bourse.

Pro de l’arbitrage redevenu simple avocat, Gaillard a gardé, selon Maurice Lantourne, « cette culture propre à la justice privée : pas d’affect, pas de morale, mais des pièces et le droit, rien que le droit ; quand il y a faute, il y a condamnation et aucun état d’âme sur l’ampleur des sommes en cause ». Dans un dossier pourri depuis des années par les influences politiques, il fait donc figure d’ovni. « Ce dossier suscite des passions irrationnelles, affirme-t-il. Avant de m’y plonger, je n’avais pas mesuré l’écart entre son contenu et ce que j’avais lu dans la presse. Il est biaisé, car il n’est perçu qu’à travers la personnalité controversée et, pour beaucoup, suspecte, de Bernard Tapie. » Tapie, qu’il vouvoie et avec lequel il entretiendra des rapports… normaux.

Son approche des dossiers en dit long sur sa personnalité. « Les histoires, les anecdotes, ne m’intéressent pas. » Il refuse de répondre point par point aux 140 pages de la partie adverse pour se limiter à trois questions : y a-t-il eu mandat de vente accordé par Tapie au Crédit lyonnais ? Réponse : oui. A-t-il été exécuté loyalement ? Non. La banque a-t-elle partagé un intérêt avec les acquéreurs ? Oui. Le délit est ainsi constitué, le reste n’est que littérature. Le droit, rien que le droit.

On saura le 3 décembre si cette stratégie minimaliste – et maximaliste en ce qui concerne la demande d’indemnités, supérieure à 1 milliard d’euros, somme calculée par le cabinet Accuracy – se révélera payante. De toute façon, le perdant ira en cassation. Pour Emmanuel Gaillard, l’affaire Tapie s’est terminée le 29 septembre, au soir de sa plaidoirie. Et c’est sans déplaisir qu’il retourne à l’anonymat de dossiers autrement plus lourds : Areva face à la Finlande ; Israël, qui a stoppé l’achat de gaz égyptien. Et bien d’autres, jalousement tenus secrets.

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