Est-il vraiment stupide de taxer les dépôts bancaires chypriotes?

Vous connaissiez les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne) qui font trembler l’Europe? Il faut maintenant dire PIIGSC, car il convient d’ajouter Chypre à la liste. Plus compliqué à prononcer et à comprendre tant les problèmes de cette minuscule économie, place offshore prisée des Russes au coeur de la zone euro, ne ressemblent à rien de connu. La crise financière y traîne aussi depuis des mois. Et dans la nuit du 15 mars, les ministres des Finances européens, réunis à Bruxelles, ont décidé de passer à l’acte. Chypre sera renfloué de 10 milliards d’euros à condition que le pays trouve lui-même 5,8 milliards en appliquant une taxe sur ses dépôts bancaires. Le remède est si incongru qu’aucun responsable européen d’envergure n’a eu le courage de l’annoncer publiquement. La décision a stupéfié les titulaires de comptes à Chypre, mais aussi les experts et les marchés. Le 18 mars, une réunion téléphonique d’urgence de l’Eurogroupe a eu lieu pour faire, en partie, machine arrière. Depuis, le parlement de Nicosie a rejeté cette solution et cherche un plan B sans exclure totalement de taxer les « gros » épargnants. Vendredi 22 mars, on évoquait la possibilité de ponctionner 10% sur les dépôts bancaires dépassant 100.000 euros. Encore et toujours, l’Europe innove, tâtonne et cafouille dans la gestion de sa crise. Voici quelques repères pour s’y retrouver dans ce nouvel épisode de l’interminable feuilleton de la crise de l’euro.

A-t-on déjà taxé des dépôts bancaires?

« Jamais, dans l’histoire des crises financières, personne n’a eu l’idée de taxer les dépôts et, pis, de provoquer une panique en déconnectant les distributeurs de billets », affirme Georges Ugeux, PDG de Galileo Global Advisors. En cherchant bien, on trouve tout de même un précédent récent. En 1992, en Italie, « le gouvernement Amato, qui cherchait des recettes fiscales partout, a décidé de prélever 0,6 % sur les dépôts bancaires, en une fois, rappelle Jérôme Legras, associé et directeur de la recherche à Axiom AI. Le traumatisme a été tel qu’aucun politicien ne s’y est risqué une seconde fois ».

Il est vrai que les pouvoirs publics ont plutôt pour mission de rassurer les épargnants, surtout en période de crise, de peur qu’ils ne retirent leurs dépôts des banques (bank run), aggravant ainsi la situation. Les interventions passées pour soutenir le système bancaire étaient d’ailleurs justifiées par la nécessité de protéger les déposants. Le plan de sauvetage chypriote marque donc un tournant. « Si l’idée d’une participation du secteur privé a déjà été mentionnée depuis le début de la crise de la zone euro, la mise à contribution des déposants n’avait jamais été évoquée », estiment ainsi les économistes de Natixis.

L’Eurogroupe pouvait-il proposer autre chose?

Chypre avait besoin de 17 milliards d’euros. Mais il était impossible de lui avancer plus de 10 milliards. « Il fallait contenir la dette à 100 % du PIB, en limitant le prêt, explique l’économiste Jean-Paul Betbèze. Au gouvernement chypriote de trouver les 7 milliards manquants ». La taxe sur les dépôts peut rapporter 5,8 milliards, les privatisations, 1,2 milliard.

« Sur les comptes des banques chypriotes se trouve de l’argent provenant de clients russes qui les utilisent notamment pour l’évasion fiscale, explique l’économiste Nouriel Roubini. Faire payer les contribuables européens pour sauver cet argent «sale» était inacceptable. » Mais, au passage, on fait aussi contribuer les déposants chypriotes, même si les plus petits comptes pourraient finalement être exemptés. Quitte à fâcher Moscou, il aurait été possible de ne taxer que les non-résidents. « Les avoirs étrangers sont souvent détenus via des sociétés installées à Chypre, tempère Jérôme Legras. Il est donc difficile de repérer les non-résidents. »

Autre solution: annuler, comme pour la Grèce, une partie de la dette souveraine. Mais cette dernière est détenue pour moitié par les établissements financiers locaux, déjà mal en point. « La mesure est injuste et risquée, mais c’est la mieux placée sur l’échelle de Richter des mauvaises solutions », estime Hervé de Carmoy, ex-banquier et vice-président de la Commission trilatérale.

Risque-t-on une contagion à d’autres pays?

Taxer les dépôts. La mesure peut-elle faire tache d’huile en Europe? Inquiète-t-elle les investisseurs? Pour l’instant, il n’y a pas eu de krach ou de panique avec un bank run généralisé. « Cette situation n’est pas contagieuse, pas transposable », a martelé le ministre des Finances français, Pierre Moscovici, le 19 mars. A l’instar de ceux de la Barclays, la plupart des experts évoquent « un risque limité ». Selon Jérôme Legras, « En Espagne, par exemple, la fuite des dépôts a déjà eu lieu Seules quelques petites banques italiennes pourraient avoir des problèmes ». Plusieurs établissements grecs sont aussi sous la menace.

« Chypre est un cas particulier, qui n’a rien à voir avec l’Italie ou l’Espagne », rappelle Guntram Wolff, directeur adjoint du think tank Bruegel, pour qui « les marchés sont assez futés pour faire la différence ». Au contraire, renchérit l’économiste, « la décision est un signal clair: de trop gros avoirs n’ont pas leur place dans les petites économies, il faut cibler son capital au bon endroit ». Expert de la zone euro pour Citi, Guillaume Menuet parle même de « bonne nouvelle. Elle montre qu’on ne peut pas, à chaque fois, demander au contribuable européen de passer à la caisse. A un moment, ceux qui sont responsables doivent participer à l’effort ». Les services secrets allemands avaient dénoncé en janvier le rôle des « mafieux » et de « l’argent illégal à Chypre » provenant d’investisseurs russes. « La mesure va leur coûter entre 1,5 et 3,5 milliards d’euros, rapporte un diplomate français. Ils ne s’y attendaient pas et se sont réveillés avec la gueule de bois. » Le 20 mars, le ministre chypriote des Finances a été reçu à Moscou

Chypre peut-il faillir et sortir de la zone euro?

« Il s’agissait éviter la banqueroute, rappelle Guntram Wolff. Si Chypre faisait faillite, cela changerait l’état psychologique des marchés. » Car depuis l’été dernier, les mentalités ont évolué, comme le rappelle Jean-Paul Betbèze. « La déclaration du président de la BCE, selon laquelle l’euro est irréversible, est inscrite dans tous les esprits, y compris ceux des investisseurs. On s’ajuste donc à cette règle, même si c’est douloureux. » 

« Si on n’arrive pas à un accord, in fine on aura une faillite », avertit Pierre Moscovici. Et Guillaume Menuet de décrire l’enchaînement fatal: « Faillite des banques d’abord, puis de l’Etat. Le défaut chypriote pourrait avoir lieu en mai ou en juin. Puis viendrait la sortie de la zone euro qui, compte tenu des délais pour frapper une nouvelle monnaie, pourrait prendre de trois à six mois. » Même si, d’après les traités européens, on entre dans la zone euro, mais l’on n’en sort pas.

Irène Inchauspé et Sabine Syfuss-Arnaud


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