La montée en puissance de l’intelligence artificielle a profondément modifié la structure du marché actions aux États-Unis, au point d’y concentrer une part croissante de la capitalisation boursière autour d’un nombre limité d’entreprises technologiques. Face à cette concentration, certains investisseurs cherchent à rééquilibrer leurs portefeuilles en se tournant vers les obligations d’entreprises, traditionnellement perçues comme un segment plus stable. Cette stratégie se heurte toutefois à une évolution structurelle similaire au sein du marché du crédit, de plus en plus influencé par les mêmes dynamiques liées à l’IA.
Les grandes entreprises technologiques intensifient leur présence sur les marchés obligataires afin de financer des programmes d’investissement massifs. Les besoins en capitaux concernent notamment la construction de centres de données, l’acquisition de semi-conducteurs spécialisés, le développement de capacités de calcul avancées et l’extension d’infrastructures numériques. À ces émetteurs s’ajoutent d’autres secteurs fortement consommateurs de capitaux, tels que les services aux collectivités, contraints d’adapter leurs réseaux énergétiques pour répondre à la demande électrique générée par ces nouvelles installations.
À mesure que ces émissions prennent de l’ampleur, leur poids augmente dans les indices obligataires et dans les fonds qui les répliquent. Selon les stratégistes crédit de JPMorgan Chase, les émetteurs considérés comme les plus étroitement liés à la transformation induite par l’intelligence artificielle représentent actuellement 14,5 % d’un indice de référence des obligations d’entreprises américaines libellées en dollars et notées « investment grade ». Cette proportion était inférieure de trois points de pourcentage en 2020. En se fondant sur les projections actuelles de dépenses d’investissement, les analystes estiment que cette part pourrait dépasser 20 % à l’horizon 2030. Pris comme un ensemble sectoriel, ces émetteurs pèsent déjà davantage que le secteur bancaire américain au sein du même indice.
La concentration reste plus marquée sur le marché actions. Un panier de sociétés liées à l’IA, aux centres de données et à l’électrification, suivi par JPMorgan, représentait près de 40 % de l’indice S&P 500 à la fin du mois de novembre. Les obligations conservent néanmoins des caractéristiques distinctes : elles offrent des flux de revenus prédéterminés et, sauf défaut de l’émetteur, continuent de verser des coupons même lorsque la valorisation boursière de la même entreprise recule fortement. En phase de ralentissement économique, une baisse des taux directeurs par la Réserve fédérale peut également soutenir le prix des titres obligataires à taux fixe.
La corrélation entre actions et obligations peut toutefois s’intensifier dans certaines phases, notamment lorsque les risques spécifiques à l’IA se matérialisent. L’identification des entreprises capables de transformer leurs investissements en rendements durables reste incertaine. Celles dont les flux de trésorerie futurs ne suffiraient pas à absorber l’endettement contracté s’exposent à des révisions défavorables de leur notation de crédit, un facteur généralement associé à une baisse du prix des obligations concernées.
Les précédents cycles d’investissement massif montrent que ces périodes peuvent affecter l’ensemble du marché du crédit. Lors du boom du pétrole de schiste dans les années 2010 et de l’expansion des technologies internet dans les années 1990, les volumes d’émissions obligataires dans les secteurs concernés avaient progressé respectivement de 51 % et de 312 % sur trois ans, selon Barclays. À mesure que l’offre augmentait, les investisseurs exigeaient des rendements supérieurs par rapport au reste de l’univers obligataire, ce qui s’était traduit par une sous-performance relative des prix.
Des signaux similaires apparaissent déjà sur certaines obligations associées aux acteurs majeurs de l’IA. Barclays observe qu’au cours des douze derniers mois, l’écart de rendement entre les obligations émises par les grandes plateformes technologiques mondiales et l’indice global « investment grade » s’est élargi d’environ 0,3 point de pourcentage par rapport à sa moyenne récente. Ces titres figurant parmi les plus liquides, ils peuvent également être cédés en priorité par les investisseurs en période de tension.
Les profils d’exposition demeurent toutefois hétérogènes au sein même de l’univers lié à l’intelligence artificielle. Certaines entreprises technologiques disposent encore d’un levier financier limité au regard de leurs flux de trésorerie élevés, tandis que des acteurs industriels ou énergétiques présentent des niveaux d’endettement plus importants. Cette différenciation peut conduire à des arbitrages internes plutôt qu’à un retrait global du segment.
La diversification obligataire ne se limite pas à la répartition sectorielle. La maturité des titres joue également un rôle central. Plusieurs émetteurs proposent des obligations à très long terme, arrivant à échéance dans les années 2040, susceptibles de répondre aux contraintes de duration d’investisseurs institutionnels comme les assureurs ou certains profils de retraités. Néanmoins, lorsque la concentration sur un nom ou un thème devient élevée, elle fait l’objet d’une surveillance accrue, ce qui peut entraîner des ajustements de portefeuille au fil du temps.
