Profits, rémunérations, dividendes… Les excès du capitalisme

Seul modèle économique à avoir prouvé son efficacité, le capitalisme a toujours fait l’objet de critiques de politiques ou d’intellectuels. Nouveauté, des acteurs du système les rejoignent : patrons fustigeant les retraites chapeaux ; industriels dénonçant les ententes ; managers se plaignant de la rapacité du private equity… Pour Challenges, le philosophe André Comte-Sponville, souvent sollicité par les entreprises pour faire réfléchir leurs dirigeants, ouvre le dossier.

Pourquoi le capitalisme sécrète-t-il ses propres excès ?

Le paradoxe du capitalisme, c’est qu’il va trop loin justement parce qu’il ne va nulle part ! Le marché n’a pas un but global ; il n’est que la rencontre d’une multitude de buts individuels. Chacun en veut toujours plus. Cela suffit à expliquer que le capitalisme n’a pas de limites intrinsèques. Si on le laisse aller, il ira trop loin, tant du point de vue de l’écologie que de ce qui est moralement et socialement acceptable en termes d’écart de richesse.

Dans votre livre Le capitalisme est-il moral ?, vous vous méfiez pourtant de toute référence à la morale…

Le capitalisme n’est ni moral ni immoral, mais foncièrement amoral. Pour deux raisons. La première, c’est que, pour être moral, il faut être une personne. Or le capitalisme est un processus impersonnel, sans sujet ni fin. La seconde, c’est que le capitalisme ne fonctionne pas à la vertu ou au désintéressement, mais à l’intérêt personnel ou familial, donc à l’égoïsme. Or si l’égoïsme est une force considérable pour créer de la richesse, cela n’a jamais suffi à faire une civilisation, ni même une société humainement acceptable. Pour y parvenir, il faut des règles, des limites non marchandes et non marchandables. Et cela ne peut se faire que par le droit et la politique.

Le capitalisme ne risque-t-il pas d’engendrer des profits sans limites ?

Les profits ne seront jamais infinis, mais ne comptons pas sur l’économie ou sur le marché pour leur fixer des limites ! On pourrait le faire par une loi, mais personne jusqu’ici ne l’a fait. Cela se comprend : il est paradoxal qu’un Etat reproche à une entreprise de faire des profits ou veuille les limiter par la loi, alors que la richesse créée par l’entreprise lui profite et lui permet d’en redistribuer une partie ! Ce qui est en jeu, c’est moins le niveau des profits que leur redistribution. On peut envisager – je ne dis pas qu’il faut forcément le faire – que l’Etat fixe des limites à la richesse individuelle. C’est à quoi tend, d’une certaine manière, l’impôt sur la fortune (ISF). S’agissant des profits des entreprises, je ne serais pas choqué que l’Etat les limite, cela relève d’un débat démocratique légitime, mais à condition que cela ne conduise pas à appauvrir le pays, à nuire à sa compétitivité, ou à faire fuir les talents les plus entreprenants ou les plus créatifs.

Quand on voit le niveau de profits d’Apple dépasser les 30 % ou celui de l’industrie pharmaceutique franchir les 15%, quand la moyenne est autour de 5%, cela fait réfléchir, non ?

Qu’une entreprise crée le plus de richesse possible, ce n’est pas choquant. Après tout, si Apple affiche 30% de profits, c’est que l’entreprise a bien fait son boulot ! Cela pose surtout la question de la redistribution de cette richesse, ce qui relève de la loi, des Etats, de la fiscalité… Pour ma part, je crois davantage à une augmentation de la redistribution qu’à une diminution des profits. C’est pour cela qu’on a besoin d’un Etat – et c’est ce qui donne tort aux ultralibéraux.

Etre ultralibéral, c’est penser que la liberté du marché suffit à tout. Or nous savons, surtout depuis la crise de 2009, que ce n’est pas le cas. On a besoin du marché pour créer de la richesse et faire reculer la pauvreté. On a besoin de l’Etat pour assurer la redistribution et un minimum de justice. On a fini par comprendre, y compris à gauche, que l’Etat n’était pas très bon pour créer de la richesse : le marché et les entreprises le font plus et mieux. Il serait temps de comprendre, y compris à droite, que le marché n’est pas très bon pour créer de la justice : seuls les Etats ont une chance d’y parvenir.

Est-ce le rôle de l’Etat de limiter la hausse, année après année, des dividendes ?

Si la question porte sur le fait de savoir si l’Etat a le droit de le faire, ma réponse est oui. On peut voter une loi. Mais sera-t-elle économiquement efficace ? Va-t-elle enrichir l’Etat ou l’appauvrir ? Je ne suis pas économiste, je n’ai pas la réponse. Une mesure moralement justifiée et politiquement légitime peut s’avérer économiquement néfaste. Cela vaut pour la limitation des dividendes comme pour l’ISF ou les 35 heures. On a tort d’en faire un débat moral. La vraie question, c’est celle de leur efficacité économique.

Curieusement, ce sont les acteurs eux-mêmes – tel Larry Fink, le patron de BlackRock, l’un des plus gros hedge funds du monde – qui appellent à une régulation…

Si les Etats ne le font pas, c’est que ce n’est peut-être pas dans leur intérêt. Quant aux acteurs, ils peuvent le faire s’ils le souhaitent ! Le fait que le capitalisme soit amoral ne dispense nullement les individus – fussent-ils chefs d’entreprise – d’avoir leur propre morale. Prenez Muhammad Yunus, qui a créé la première banque de microcrédit. Ou le géant de la distribution suisse Migros, une coopérative où les profits sont redistribués en baisse de prix pour les clients propriétaires ou en hausse de salaires. Si les autres capitalistes veulent en faire autant, je n’ai rien contre !

Sur le sujet si décrié des rémunérations des patrons, une norme – comme celle d’Henry Ford limitant les différences de salaires de 1 à 20 quand on est aujourd’hui plutôt sur une échelle de 1 à 400 – serait-elle utile ?

Que tel ou tel dirigeant, qui n’a pas laissé un souvenir exceptionnel, parte avec des millions d’euros, oui, cela choque. Alors prendre comme unité de mesure le salaire le plus bas de l’entreprise et se fixer un barème maximal de 20, cela paraît raisonnable. Mais la norme sera forcément arbitraire. Pourquoi 20 ? Pourquoi pas 10 ou 100 ? Que tous les humains sont égaux en droits et en dignité, cela ne signifie pas qu’ils soient tous égaux en fait et en valeur, ni, encore moins, qu’ils aient la même valeur marchande ! Le marché du travail est soumis, comme tous les autres, à la loi de l’offre et de la demande. Ne comptons pas sur les bons sentiments pour fixer les rémunérations !

Aujourd’hui, les actionnaires ont leur mot à dire avecle say on pay : est-ce le bon niveau où agir ?

C’est une évolution positive. Si les actionnaires acceptent de payer tel ou tel patron une somme considérable, c’est qu’ils estiment qu’il les vaut (à condition que le patron n’en décide pas seul ou avec ses amis). En France, les salaires ont été limités dans le secteur public. Avec le danger que les meilleurs patrons quittent le public pour le privé… De même, si on fixe un salaire maximum en France mais pas ailleurs, le risque existe que les plus talentueux quittent le pays. Il faut pourtant trouver quelque chose qui rende la rémunération des dirigeants socialement acceptable. Le marché en est incapable. A nouveau, la question passe par le politique. Et puisque c’est difficile à faire à l’échelon mondial, commençons au niveau européen !

Aujourd’hui, avec la surveillance accrue des ONG, l’éthique devient-elle une valeur d’entreprise ?

Oui, et c’est une bonne chose. Grâce à l’essor des ONG et des médias, les entreprises comprennent qu’elles ont intérêt à se comporter de manière socialement responsable. Cela crée une conjonction entre l’intérêt économique de l’entreprise et l’exigence morale des individus, y compris en interne. Les jeunes veulent travailler dans les entreprises les plus éthiques possible. L’éthique est devenue une triple exigence : face aux ONG, aux clients et aux salariés. Cela relève moins de la morale que de l’intérêt de l’entreprise. Tant mieux. Les intérêts sont plus fiables que la vertu !

L’une des dérives du capitalisme, c’est son alignement sur les propriétaires, l’actionnaire. Doit-il travailler pour lui, le shareholder, ou pour tous les acteurs ayant un intérêt dans l’entreprise, les stakeholders ?

L’entreprise est au service de celui qui la possède : la logique du capitalisme est plutôt actionnariale. Mais l’intérêt de l’actionnaire, c’est que l’entreprise ait le plus de clients satisfaits possible, donc aussi des salariés motivés – ce qui est le meilleur moyen d’avoir des clients satisfaits sur la durée. Pour un manager, se soucier du bien-être professionnel de ses salariés, ce n’est pas de la philanthropie, c’est le cœur de son métier. Et son boulot, c’est aussi de faire comprendre cela aux actionnaires.

Vous avez écrit votre livre il y a plus de dix ans. Depuis, vous avez le sentiment que tout change… et rien ne change ?

La crise a permis à la réflexion d’avancer. Les tentations ultralibérales ont régressé, tout comme les tentations d’économie administrée. La gauche commence à comprendre qu’avant de redistribuer quoi que ce soit il faut le produire. Et la droite, que le marché ne suffit pas à tout. C’est la fin du « y’a qu’à » – « y’a qu’à diminuer le nombre de fonctionnaires » pour la droite ; « y’a qu’à faire payer les riches » pour la gauche. Maintenant, on est plutôt à la recherche de décisions efficaces. Moins d’idéologie, davantage de pragmatisme. Moins de bons sentiments, davantage de lucidité. De ce point de vue, on a plutôt progressé.

Propos recueillis par Vincent Beaufils et Thuy-Diep Nguyen

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