Rachat de Soufflet: les secrets d’un deal à 2 milliards d'euros

Yvonne doit se retourner dans sa tombe. Yvonne, c’était la grand-mère Soufflet, décédée il a quelques années. Elle incarnait cette génération dure à la tâche, née dans cette champagne pouilleuse, loin des vignes de la champagne « à bulles » et de ses richesses. Avec son mari, Jean, elle avait travaillé dur pour faire grandir leur modeste entreprise de négoce de blé. Elle n’aurait jamais imaginé que son petit-fils, Jean-Michel, vendrait un jour ce patrimoine familial, devenu le premier céréalier-malteur privé au monde, à une coopérative de paysans, comme InVivo.

Lorsque la famille, en 1957, confie les rênes du petit groupe champenois à Michel Soufflet -père de Jean-Michel- il n’a que 26 ans. « J’étais chauffeur, j’étais l’homme à tout faire, j’étais le bouche-trou. On n’était pas beaucoup à l’époque, on était sept », se souvient-il. Aujourd’hui, le groupe a mille fois plus de collaborateurs. Car le jeune Michel a en tête des rêves qu’on trouve alors totalement farfelus: exporter. Mais bientôt il fait construire un silo à Rouen, pour mieux organiser l’export, puis ouvre des filiales à l’étranger, d’abord en Grande-Bretagne, puis, dans les années 1990, dans ces pays (Brésil, Russie, Ind

e, Chine…) qu’on dit alors émergents.

Alwar, en Inde, tombe dans son escarcelle, comme la malterie de Shobnall, en Grande-Bretagne… Le groupe, au passage, croque quelques petites sociétés françaises comme le boulanger industriel Neuhauser et la chaine de restauration rapide Pomme de Pain. Mais elles pèsent peu dans le chiffre d’affaires et encore moins dans les bénéfices. L’activité boulangerie industrielle pèse moins de 400 millions d’euros et est à redresser. Pour Marc Auclair, directeur général du groupe, « cela fait dix ans que le chiffre d’affaires de Neuhauser diminue chaque année. Mais, les ventes se sont stabilisées ». En 2001, Michel (87 ans aujourd’hui) se retire pour présider le conseil de surveillance. C’est donc son fils, Jean-Michel, qui a signé –ou plutôt qui va signer- le rapprochement avec InVivo.

Une coopérative très riche

Car, pour le moment seul un protocole d’accord a été signé. Selon nos informations, la signature définitive ne devrait intervenir qu’à l’automne, au mieux, après une revue complète des comptes et des possibilités de restructuration, avec l’aide des deux banques conseils: BNP Paribas pour Soufflet et Crédit Agricole pour InVivo. Il faut aussi préparer un passage très délicat par Bruxelles, où les autorités européennes devront approuver l’accord. Car le nouveau groupe, qui va peser plus de 10 milliards d’euros de chiffres d’affaires, sera en situation de quasi monopole dans de nombreux domaines. Même si la direction d’InVivo affirme que « la combinaison des activités, très majoritairement complémentaires, du groupe InVivo avec celles du groupe Soufflet préserverait dans la durée leurs structurations par métiers, leurs cohérences, leurs positionnements et leurs identités respectives ». Dans le milieu, on n’est pas dupe: c’est bien InVivo qui rachète Soufflet, et il faudra sans doute se séparer de quelques activités…

C’est bien InVivo qui rachète, en effet. Et comme toutes les coopératives agricoles, InVivo a un gros appétit et de gros moyens. Sur ces deux dernières années, le monde des coopératives a réalisé une centaine de rapprochements, dont une cinquantaine avec des entreprises privées. Boortmalt, la filiale de la coopérative céréalière Axéréal (3 milliards d’euros de chiffre d’affaires), a racheté les activités malt du géant américain Cargill (140 milliards de dollars) et a ainsi donné naissance au numéro un mondial de la malterie, avec 27 usines sur 5 continents. InVivo, de son côté, s’est rapproché de NatUp pour former Excellience, dans les semences, secteur très porteur. Il s’est aussi renforcé dans la jardinerie (Jardiland, Gamm Vert et Delbard) et dans le vin, tout en augmentant son trésor de guerre, grâce à la vente de son activité alimentation animale Neovia, qui était de toute façon trop exposée à la concurrence à bas coûts.

 Strategie InVivo 597Façades Frais d\'Ici et Gamm Vert à Auch

Invivo s’est aussi renforcé dans la jardinerie avec Gamm Vert notamment, ces dernières années.

L’enjeu du rachat: la bière

Quel est l’enjeu véritable de ce rachat de Soufflet? La bière. Le groupe Soufflet ne gagne pas d’argent, ou presque pas, sur la meunerie, c’est-à-dire son activité liée au transport du blé et à sa transformation en farine. Il en perd sur la boulangerie industrielle. Par contre, sa branche malterie est florissante, même s’il ne donne pas de chiffres. Tous les fabricants de malt mondiaux affichent des résultats à faire pâlir d’envie les start-up de la Silicon Valley.

Le malt? C’est la matière première de la bière. Et il n’y a pas assez de malteries pour satisfaire la soif mondiale pour cette boisson ambrée, dont la consommation est en forte hausse depuis des années et frôle les 2 milliards d’hectolitres par an. C’est pour prendre des parts sur ce marché très rentable que la groupe s’est tant développé à l’étranger, qu’il a racheté les maltiers Alwar en Inde et Shobnall en Grande-Bretagne, deux pays très gros consommateurs de bière.

Soufflet « s’est historiquement développé autour d’une stratégie de volume », expliquait en début d’année, lors d’une conférence de presse, son président, Jean-Michel Soufflet. Mais en préférant les volumes rentables. Or, le marché mondial du malt est tenu par trois « frenchies » qui pèsent un tiers des volumes: Soufflet (bientôt filiale de la coopérative InVivo), Boortmalt (filiale de la coopérative Axéréal) et Malteurop (filiale de la coopérative Vivescia). Tous les grands brasseurs comme Heineken, Calsberg, et AB InBev (Budweiser, Stella Artois…) puisent dans les stocks de ces trois français, dont la production à augmenté de 20% en dix ans, au même rythme que la consommation mondiale de bière. La Chine a même créé des taxes spéciales anti « malt français » pour préserver ses deux grands producteurs: Supertime Malting et Cofco. Enfin, le malt, c’est aussi le whisky, un marché qui croit de 6% par an. Et qui exige du malt de très haute qualité, qui se négocie jusqu’à 1.000 euros la tonne.

Pas si cher que cela

Compte tenu de tous ces éléments, les coopérateurs d’InVivo ont-ils surpayé leur achat? Pour s’en faire une idée, il faut d’abord estimer combien vaut la famille Soufflet, propriétaire de la quasi-totalité du capital. Nous l’avions estimée l’an dernier à 750 millions, mais seulement après une négociation serrée avec les représentants du clan, qui soulignaient l’endettement de leur groupe. D’autres publications avaient même estimé le groupe en dessous, autour de 600 millions… Il s’agissait d’une valeur patrimoniale du moment. Depuis, les valorisations ont plutôt monté dans le secteur et surtout l’appétit des acquéreurs a augmenté.

Beaucoup sont prêts à casser leur tirelire pour avoir une part du gâteau… au malt. Plusieurs concurrents étaient d’ailleurs sur le coup pour racheter Soufflet. Mais en mettant, selon les confidences d’un banquière, près de 2,3 milliards d’euros, InVivo a devancé tous les autres. Pour un groupe qui réalise environ 5,5 milliards d’euros de chiffres d’affaires, cela peut paraître cher, mais c’est une valeur d’entreprise, qui inclut la reprise des dettes. Et qui n’a pas surpris les professionnels: déjà, en 2008, Malteurop avait acheté ADM Malt au groupe Archer Daniel Midlands pour 150 millions d’euros, alors que le chiffre d’affaires d’ADM était de 330 millions d’euros… Il y a deux ans, le patriarche expliquait: « on n’a jamais distribué de dividendes aux actionnaires, parce que de toute façon on n’a pas besoin d’argent, on n’a pas le temps de le dépenser ». Maintenant, il a le temps. Et il a l’argent.

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