R&D, biotechnologies… Comment Servier s’est relevé de la crise du Mediator

Lorsqu’on m’a sondé en 2014 pour donner un coup de main au laboratoire Servier, j’ai poliment décliné, confie ce sexagénaire rompu aux cas les plus désespérés. Tous les voyants étaient rouge vif, c’était, pensais-je, une mission impossible. Je me suis trompé. »

Et pour cause. Au début des années 2010, la deuxième société pharmaceutique française (22.500 salariés) derrière Sanofi plonge dans le chaos le plus total: le Mediator, antidiabétique prescrit comme coupe-faim, est accusé d’avoir causé la mort d’au moins 1.500 personnes. A ce scandale retentissant se greffe une situation économique alarmante illustrée par la chute des ventes de 10% en 2011. Servier n’a alors pas commercialisé le moindre produit innovant depuis dix ans et le brevet de son vieux blockbuster, le Coversyl (prescrit en cas d’hypertension), vient de tomber dans le domaine public. Puis, en 2014, survient la mort à 92 ans du « patriarche », l’omnipotent et mystérieux fondateur Jacques Servier. « Nous étions devenus un groupe étriqué, sans imagination et sans vision à l’international, observe un chercheur qui a quitté la société en 2016. Mais tous ces déboires ont probablement été bénéfiques en forçant Servier à se transformer. »

Rachat record à 2 milliards

La métamorphose est saisissante. Elle est orchestrée par le nouvel homme fort Olivier Laureau, 64 ans, un « bébé » Servier, intronisé président fin 2015 après avoir été le directeur financier. Cet homme de dossiers au profil de bon père de famille, et dont certains jugeaient en interne que « le costume était un peu grand », va opérer des changements radicaux. « Nous avons mis l’accent sur trois axes principaux, indique Olivier Laureau. Nous avons d’abord refondé notre R&D en l’orientant sur l’oncologie [cancers], la neurologie et l’immuno-inflammation. La présence géographique du groupe a aussi été élargie avec notre installation aux Etats-Unis en 2019. Et puis nous avons mis l’accent sur les biotechnologies car il était fondamental que nous acquérions cette expertise. »

Le chantier le plus colossal est bel et bien celui de la R&D. Conseillé par les grands cabinets de conseils américains Boston Consulting Group et McKinsey, dont le tropisme pour l’oncologie et les maladies rares est suivi par la plupart des Big Pharma, le mid size [taille moyenne] Servier n’a pas hésité à sortir le carnet de chèques pour doper son innovation. En 2018, le français a ainsi réalisé la plus grande acquisition de son histoire en déboursant 2 milliards d’euros pour s’offrir la branche oncologie du laboratoire irlandais Shire. Et cette année, le groupe tricolore s’est emparé pour 1,5 milliard d’euros d’une autre division oncologie, celle de l’américain Agios Pharmaceuticals.

Dès 2014, Servier a aussi pris le virage des CAR-T cells, des thérapies géniques destinées à lutter contre certains cancers du sang, en s’alliant à la biotech française Cellectis. « Le chemin parcouru est impressionnant et les acquisitions sont une réussite », salue Martial Descoutures, analyste chez Oddo Securities.

27 projets en portefeuille

Les résultats sont au rendez-vous: en dix ans, le chiffre d’affaires est passé de 3,8 à 4,7 milliards d’euros. Et d’ici à 2025, la direction vise 6,5 milliards d’euros. Aussi, le portefeuille de produits, famélique en 2010, culmine à 27 projets en développement clinique et le groupe espère lancer une nouvelle molécule tous les trois ans. A la manœuvre, l’ex-cadre d’AstraZeneca et d’Ipsen Claude Bertrand, en charge de la R&D depuis 2017.

Cette opération reconquête, Servier entend aussi la mener dans l’Hexagone. En plus de ces rachats sonnants et trébuchants, et à contre-courant de la plupart des Big Pharma, l’entreprise mise de plus en plus sur une innovation interne. En atteste le gigantesque centre de R&D en construction, qui doit être opérationnel d’ici à 2023 sur le campus de Paris-Saclay et accueillir quelque 1.500 chercheurs. Les sites de Croissy-sur-Seine (Yvelines) et la partie R&D de Suresnes (Hauts-de-Seine) vont, eux, être fermés. Dessiné par Jean-Michel Wilmotte, ce nouveau pôle, dont le budget s’élève à 337 millions d’euros, doit permettre au français de changer définitivement de braquet. « Comme c’est le cas à Boston ou à San Francisco, il est très important d’évoluer dans un écosystème dynamique qui mêle le monde de la recherche et l’entreprise, c’est l’une des clés de l’innovation », fait valoir Olivier Laureau.

A côté, Servier entend également muscler les capacités de production dans les biotechnologies du site historique de Gidy (Loiret). C’est le cas des biomédicaments, ces produits basés sur le vivant et non la chimie, que le gouvernement veut faire croître dans le cadre de son plan France 2030.

Statut compliqué de 1954

L’horizon de la société fondée en 1954 fait néanmoins apparaître quelques nuages. C’est le cas du statut juridique de l’entreprise. Dans les années 1990, afin de prémunir son groupe contre toute tentative d’OPA, Jacques Servier avait créé une fondation aux Pays-Bas. Ce « gage de stabilité », comme le souligne Olivier Laureau, est aussi perçu comme un frein par plusieurs experts. « Si un jour Servier veut faire un deal à 3 ou 4 milliards d’euros, ce n’est pas sûr que son statut, peu attractif, le lui permette », remarque un ex-dirigeant de Sanofi. Construit dans l’ombre du navire amiral de la pharmacie tricolore, Servier n’hésite plus à prendre la lumière, tout en se satisfaisant de ce rôle d’outsider.