Au Canada, les dollars ne poussent pas sur les plants de cannabis

Les producteurs canadiens de cannabis avaient vendu du rêve avant d’écouler de l’herbe. Et maintenant qu’ils se trouvent face à d’énormes stocks, la situation se retourne contre eux. Autopsie d’un échec.

Le cannabis à usage récréatif a été légalisé le 17 octobre 2018 au Canada et, près de trois ans plus tard, les entrepôts du pays débordent : les stocks s’élèvent à un milliard de grammes (10.000 tonnes) de fleurs de marijuana, quand la consommation mensuelle atteignait « seulement » 1,3 tonnes en septembre 2019, selon les dernières données communiquées par le ministère Santé Canada.

Porté par un enthousiasme démesuré des investisseurs, le cannabis avait euphorisé Wall Street en 2018, portant la valorisation boursière de producteurs -n’ayant pas encore vendu un seul gramme- à plus de 20 milliards de dollars. Cela a notamment été le cas de Canopy Growth (ex-Tweed Marijuana jusqu’en 2015), qui disposait alors de huit sites de culture à travers tout le pays. Depuis, sept d’entre eux ont été fermés et les licenciements se multiplient à Smith Falls (Ontario), bastion historique du groupe qui n’affiche plus que 7,3 milliards de dollars de capitalisation au compteur. Car en trois ans, Canopy Growth a accumulé plus de 3,8 milliards de dollars canadiens de pertes (un dollar canadien vaut environ 0,8 dollar US). Pour l’ensemble de l’industrie, les pertes dépassent allègrement les 10 milliards de dollars sur la période.

Un déficit qui risque encore de s’alourdir. Plus de 95% des stocks actuels n’ont pas trouvé preneur auprès des détaillants, et une grande partie est vraisemblablement invendable désormais, explique Matt Lamers du site spécialisé MJBizDaily destiné aux professionnels de l’industrie du cannabis.

Alors comment l’eldorado est devenu un tel bourbier pour les investisseurs ? Directeur des investissements chez Mirabaud, John Plassard expliquait dès novembre 2019 avoir « délibérément choisi de ne pas lancer une thématique d’investissement sur cette industrie », en raison de la sensibilité du sujet (risque ESG notamment), de son caractère trop spéculatif ou encore de l’incertitude sur le volet législatif. « Après un engouement fort de la part notamment des investisseurs particuliers, la thématique est retombée comme un soufflet » constatait-il déjà.

Les difficultés actuellement rencontrées par les grands producteurs remontent notamment à l’époque où ils entretenaient une relation particulièrement lucrative avec le capital-risque, avant de pousser les portes de la Bourse. Lorsque le parti Libéral canadien (centre-gauche) de Justin Trudeau avait remporté les élections en novembre 2015, Canopy Growth, Aurora, Tilray, etc. ont cherché à accéder au marché, et engagé des promoteurs pour mener des « roadshows » afin de convaincre les investisseurs. L’enthousiasme de ces derniers s’est avéré largement démesuré.

« Beaucoup d’investisseurs y ont vu le moyen de faire de l’argent facilement et rapidement comme ils auraient pu le faire avec le bitcoin » souffle John Plassard, aidé en ce sens par les histoires de Canadiens ordinaires s’étaient nettement enrichis grâce à la flambée des « actions cannabis » entre 2017 et 2018, largement relayées par la presse locale. Vendre de la pot n’était même pas un pré-requis pour attirer des capitaux, la promesse de futurs revenus suffisait.

Car en l’absence de référentiel, comme des projections de ventes ou le marché adressable, les investisseurs jugeaient les entreprises par leur « capacité financée », soit la quantité de cannabis qu’un producteur pouvait potentiellement faire pousser sur ses terres. Il en a résulté une véritable course à l’armement et un cercle vicieux qui n’en finissait plus: plus d’investissements signifiant alors de nouvelles installations, donc une production supérieure, ce qui attirait de nouveaux investisseurs séduits par les promesses, etc. Cette euphorie a permis à l’industrie d’atteindre près de 200 producteurs sous licence (Santé Canada) en octobre 2019.

Les investissements dans les installations, les embauches massives et les budgets marketing fantaisistes ont tous suivi, sans être découragés par les projections selon lesquelles il faudrait des années avant que la plupart des producteurs ne réalisent le moindre bénéfice. La logique en vigueur voulait que tout plant de cannabis cultivé serait finalement vendu, sous une forme (fleurs) ou une autre (aliments, médicaments, etc.).

Les producteurs agréés comptabilisaient leur cannabis d’une manière qui n’était pas toujours logique : ils évaluaient leurs stocks dans leurs bilans de la même manière que les maraîchers leurs légumes – à savoir comme des produits stables avec un prix relativement constant et dont la vente est plus ou moins garantie, par un canal ou un autre. Sauf que le cannabis n’avait ni l’un ni l’autre: personne ne pouvait savoir en réalité à quel prix l’herbe serait vendue au détail, ni la quantité que les consommateurs achèteraient.

Et si les pénuries de produits, illustrées par des images d’actualités montrant des files d’attente dans des magasins aux rayons vides les premiers jours après la légalisation, ont renforcé l’idée qu’une plus grande capacité de production était nécessaire, les producteurs ont ensuite rapidement déchanté.

Les Canadiens ont en effet dépensé « seulement » 1,2 milliard de dollars en cannabis non médical au cours de la première année civile complète depuis la légalisation, un chiffre bien en deçà des attentes (Deloitte tablait notamment sur 3,4 milliards). Les ventes ont ensuite nettement accéléré en 2020, atteignant un montant conséquent de 2,6 milliards de dollars (+117%), néanmoins largement inférieur aux 6,5 milliards de dollars sur lesquels misaient la Canadian Imperial Bank of Commerce à cet horizon en 2018 – prévision révisée à la baisse -mais pas assez- en mai 2020 (à 3,5 milliards). À cette occasion, la CIBC a par ailleurs abaissé de 25% sa projection pour 2021, de 5,5% milliards à 4,1 milliards de dollars, évoquant un ralentissement du rythme d’ouvertures de magasins en raison de la crise sanitaire.

Malgré la croissance à trois chiffres du marché en 2020, et le fait que le marché légal a pour la première fois représenté plus de la moitié de la totalité du marché à compter du troisième trimestre selon les données de Statistics Canada, « il n’y a aucun cultivateur de cannabis -petit ou grand- constamment bénéficiaire au Canada » constate le PDG du producteur Tantalus Dan Sutton dans une interviewée accordée à Business in Vancouver. Les plus gros producteurs affichent même les pertes nettes les plus importantes: 271 millions de dollars pour Tilray (pour des revenus de 210 millions), 1,3 milliard pour Canopy Growth (439 millions de revenus) et jusqu’à 3,3 milliards pour Aurora Cannabis, dont 1,9 milliard sur le seul 4e trimestre en raison de lourdes dépréciations d’actifs. Celles-ci devraient d’ailleurs s’accumuler à la vue des stocks toujours impressionnants, et ce bien que 280 millions de grammes ont été détruits en 2020, soit près de 20 % de toute la production de cette année-là selon MJBizDaily.

Pour tenter de stopper cette hémorragie, les producteurs n’ont désormais d’autre choix que de s’allier, ce qui justifier la phase de consolidation observée en ce début d’année 2021, avec le rachat de Supreme par Canopy Growth et la fusion de Tilray et d’Aphria – deux des 5 plus gros producteurs canadiens. Dans l’attente de voir si celles-ci portent leurs fruits, force est de constater que l’argent ne se cultive pas en serre. Surtout si l’on plante beaucoup trop.