La famille fondatrice du fleuron de l’aéronautique s’est donné deux ans de plus pour dénicher la perle rare qui remplacera son loyal dirigeant Charles Edelstenne. Elle sait combien elle lui doit.
Avec son regard bleu acéré, sa moustache qui grisonne et son sourire énigmatique, il semble inoxydable. Et surtout, irremplaçable. Charles Edelstenne, le président du holding familial des Dassault, était censé quitter le navire le 9 janvier 2023, date à laquelle il fêtera ses 85 printemps. C’est en tout cas ce que prévoyaient les statuts du Groupe industriel Marcel Dassault (GIMD), qui détient les participations de la famille dans Dassault Aviation (62%), Thales (25%), Dassault Systèmes (40%), mais aussi Immobilière Dassault, Artcurial, Dassault Wine Estates ou encore le Groupe Figaro. Mais comment faire sans lui? A l’issue d’une assemblée générale qui s’est tenue en mai dernier, la famille a mis de côté ses propres règles pour pouvoir le garder. Encore un peu. L’échéance a été repoussée au premier trimestre 2025, le temps de dénicher le profil idéal. Mais qui donc pourrait le remplacer? Charles Edelstenne est celui qui a fidèlement accompagné trois générations de Dassault, et commence à le faire pour la quatrième: Marcel, le fondateur de la société; son fils Serge, qui a dirigé le groupe de 1986 jusqu’à son décès le 28 mai 2018; et maintenant ses quatre enfants ou petits-enfants, Héléna, qui a repris le siège de son père Olivier, mort dans le crash de son hélicoptère en 2021, Laurent, 69 ans, Thierry, 65 ans et Marie-Hélène Habert, 57 ans. La décision de repousser le départ d’Edelstenne a ainsi fait l’unanimité au sein de ce qu’il est convenu d’appeler “les quatre branches familiales”.
Hauts et bas relationnels
“Il n’y a aucune urgence”, veut-on croire au GIMD, dont le siège luxueux suscite la curiosité des touristes revenus sur les Champs-Elysées. Malgré des hauts et des bas inévitables sur le plan relationnel, la famille sait combien elle lui doit. Personne n’oublie qu’en 1981, Charles Edelstenne avait trouvé la formule permettant d’éviter la nationalisation à 100% de Dassault Aviation, qui atteint aujourd’hui 13,3 milliards d’euros de capitalisation boursière. Ni que cet homme de chiffres, qui a démarré sa carrière au service comptabilité des Avions Marcel Dassault, a défendu le Rafale contre vents et marées, quand des ingénieurs chevronnés lui prédisaient un avenir sans gloire.
Depuis quelques années, l’avion de combat français multiplie les contrats aux Emirats arabes unis, en Indonésie ou en Grèce, et son PDG Eric Trappier a récemment présenté, l’avionneur comme “une valeur de sécurité en Bourse”.
Tout aussi exceptionnel, et encore plus rémunérateur pour la famille: Charles Edelstenne a été l’initiateur du géant du logiciel 3D Dassault Systèmes (lire l’encadré) et le découvreur du talentueux ingénieur Bernard Charlès, devenu le chef charismatique de ce petit “Gafa” à la mode hexagonale. Cette rare pépite technologique est même, depuis septembre 2018, l’une des valeurs phares du CAC 40, valorisée plus de 50 milliards d’euros. Cerise sur le gâteau, “même Le Figaro est redevenu bénéficiaire”, glisse-t-on au GIMD. Il est plus facile de repousser les échéances quand tout va bien, nous rappelle-t-on. Soit.
Toujours est-il que l’oiseau rare qui succédera (peut-être!) à Charles Edelstenne en avril 2025 n’a toujours pas été identifié. Au sein du groupe, le sujet est totalement tabou. “Exercice très difficile”, lit-on sur un texto en réponse à une demande d’entretien. Pour les aider, les descendants de Marcel Dassault peuvent cependant compter sur les conseils d’un “comité des sages” créé du temps de Serge, mais assez largement renouvelé ces dernières années. Aux côtés des “historiques” – l’assureur Denis Kessler (Scor), Jean-Martin Folz (ex-PSA), Henri Proglio (ex-EDF et Veolia) ou l’ancien préfet Pierre Mutz -, deux nouvelles figures ont été propulsées dans ce cénacle: Stève Gentili (Bred) et l’ancien ministre délégué au Budget Alain Lambert. Quant à Bernard Monassier, l’ancien notaire de la famille et proche conseiller de Serge Dassault, il ne fait plus partie du paysage. Un signe, parmi d’autres, du changement d’époque.
Discrétion requise
Ces poids lourds du monde économique, dont les carnets d’adresses se ramifient dans l’ensemble des secteurs d’activité, ne sont bien sûr pas eux-mêmes décideurs. Mais pour la famille, ils représentent une importante force de proposition. Suffisant pour sortir de l’impasse de la succession? Si jamais il existe, le futur dirigeant devra connaître les nombreux domaines d’activité dans lesquels interviennent les Dassault.
Il devra aussi être “compatible” avec les grands dirigeants de filiales, principalement Eric Trappier chez Dassault Aviation – lequel a succédé à Charles Edelstenne, qui avait succédé à Serge Dassault… – et Bernard Charlès, chez Dassault Systèmes. Compétence et discrétion requises, donc, ce Monsieur X devra surtout être compatible avec la famille et ses quatre branches. Une qualité qui s’applique parfaitement à ces deux dirigeants. Et si, au fond, il était inutile d’aller chercher à l’extérieur un talent qui se trouve déjà à l’intérieur du groupe? C’est peut-être le sens subliminal de la prolongation du mandat de Charles Edelstenne.
La passation des pouvoirs a commencé
Factuellement, cette photo immortalise la remise des insignes de commandeur de la Légion d’honneur à Bernard Charlès des mains de Charles Edelstenne. Symboliquement, elle représente la passation des pouvoirs à la tête de Dassault Systèmes programmée le 9 janvier 2023. Si son mandat a été prolongé à la tête du GIMD, Charles Edelstenne cédera en effet la présidence du numéro un mondial du logiciel industriel 3D à son dauphin Charlès le jour de ses 85 ans, tandis que Pascal Daloz (au centre) en prendra les commandes opérationnelles: un nouveau duo qui remplacera celui formé pendant près de trente ans par Edelstenne et Charlès pour conduire Dassault Systèmes de succès en succès. En 1981, Charles Edelstenne avait dû investir ses propres économies dans la nouvelle filiale pour convaincre l’avionneur de miser aussi sur l’avenir de ses logiciels Catia. Avec 6% du capital, cet entrepreneur né fait désormais partie des 40 premières fortunes professionnelles françaises, avec plus de 3 milliards d’euros. Charlès, qui n’a “que” 1,62%, figure, lui, à la 128e place.