L’Amérique latine, dopée par les performances du Brésil, est la seule région au monde à être en hausse en Bourse depuis le début de l’année

Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, le jeudi 24 février, les Bourses du monde entier, absolument pas préparées à une nouvelle guerre froide

– deux semaines avant l’invasion, une enquête de Deutsche Bank révélait que seulement 7% des investisseurs pensaient que la « crise ukrainienne » aurait « une influence majeure » sur les marchés financiers au cours des deux prochains mois – ont chuté jusqu’à plus de 10%. Il s’agit là d’un prix de gros ; il y a, comme toujours, quelques gagnants et surtout énormément de perdants, plus ou moins gros. Certains ont été étrillés plus que d’autres. L’Europe, de par sa proximité géographique, a par exemple beaucoup plus souffert que les Etats-Unis. Aussi, l’indice mondial de référence, le MSCI ACWI (« All Country World Index »), qui est pondéré selon la taille boursière des entreprises (les américaines pèsent donc très lourd dans cet indice), ne dépeint qu’un tableau biaisé.

Ces deux dernières semaines, les grands noms de la « tech » américaine, après un début d’année aux airs de naufrage de Géricault, ont moins baissé que le reste de la cote sur le présage que, finalement, en raison de la guerre en Ukraine, les banques centrales opteront pour un resserrement monétaire moins agressif afin d’éviter de précipiter l’économie mondiale en récession. Or, Apple, Microsoft, Amazon et Alphabet (des géants qui, comme toutes les entreprises de croissance, ont besoin d’emprunter pour justement financer leur essor) comptent à eux seuls pour 12% de l’indice MSCI ACWI, qui traque les performances de près de 3.000 entreprises à travers 23 pays développés et 25 en développement. Les poids des Etats-Unis dans l’indice est de plus de 60%, devant le Japon (5,6%), le Royaume-Uni (3,8%), la Chine (3,7%) et le Canada (3,1%). L’Amérique latine, représentée au travers de 92 entreprises, pèse seulement 1% du total. Pourtant, c’est dans cette région du monde que se cache l’un des grands gagnants boursiers de la guerre en Ukraine.

« Alors que les tensions autour de l’Ukraine ont dégénéré en guerre, que les pressions inflationnistes s’intensifient, les producteurs de matières premières des marchés émergents se sont avérés être [jusque-là] un refuge efficace pour les investisseurs », constatent les analystes macroéconomiques Udith Sikand et Vincent Tsui de la firme d’études financières GaveKal Research. Dans un pays comme le Brésil, où les secteurs miner et pétrolier trustent l’économie, et donc la cote, l’indice Bovespa est en hausse de 6% depuis l’offensive russe. Il gagne 7,5% depuis le début de l’année (+19% en dollars en tenant compte de la forte hausse du réal après le resserrement de la politique monétaire par la banque centrale du pays), bien aidé par les géants Vale (+24%), leader mondial de l’extraction du minerai de fer, et Petrobras (+18%), qui décident à eux deux pour un quart des variations de l’indice. Et comme le Brésil, première économie d’Amérique latine, compte pour plus de 60% du MSCI Emerging Market Latin America, celui-ci est le seul indice régional au monde, de la famille MSCI, à afficher un gain depuis le début de l’année (+3%, libellé en dollars).

Là où les pays asiatiques, importateurs nets d’énergie et de métaux (-12% pour le MSCI EM Asia), connaissent déjà une détérioration de leur balance commerciale, comme en Inde et en Corée du Sud, « les marchés émergents producteurs ont bénéficié de l’étroitesse des marchés des matières premières et de la hausse des prix, qui ont stimulé leurs termes de l’échange », expliquent Udith Sikand et Vincent Tsui. Seulement voilà, alors que les prix des matières premières atteignent des sommets de près de dix ans, les analystes mettent en garde les investisseurs : « [Ils] doivent envisager la possibilité que l’opération ‘acheter tout ce qui est lié aux matières premières’ sur les marchés émergents est sur le point de s’essouffler », ne serait-ce que parce que l’inflation des prix des minerais, du pétrole ou des produits agricoles pourrait atteindre un point tel que les consommateurs arrêteraient d’acheter. Il y a un risque de destruction de la demande par l’inflation. Les économistes ont calculé que les cours du pétrole avaient quasiment atteint cette semaine un seuil à partir duquel la demande s’érode (125 dollars pour le baril de brut léger américain une fois déflaté de l’indice des prix à la consommation, niveau qui avait été atteint la dernière fois en 2014, suite notamment à l’arrêt de la production en Libye).

L'indice Bloomberg des matières premières, qui traque l'évolution d'une vingtaine de produits de base (pétrole, gaz, or, soja, maïs, blé, sucre, café, bétail...) est au plus haut depuis 2013.

L'indice Bloomberg des matières premières, qui traque l'évolution d'une vingtaine de produits de base (pétrole, gaz, or, soja, maïs, blé, sucre, café, bétail...) est au plus haut depuis 2013.

L’indice Bloomberg des matières premières, qui traque l’évolution d’une vingtaine de produits de base (pétrole, gaz, or, soja, maïs, blé, sucre, café, bétail…) est au plus haut depuis 2013. | Crédits photo : Bloomberg

Dépendance à l’engrais russe

En cas de nouvelle flambée des prix des matières premières, cela « nuirait à un nombre toujours plus grand de pays émergents, plus que ça ne les aiderait. […] Les exportateurs de produits de base qui sont des importateurs nets d’énergie (par exemple, le Chili) ou qui dépendent d’importations de combustibles spécifiques (le Brésil pour le gaz naturel) verront leur balance commerciale se détériorer en raison de la hausse des coûts d’importation de l’énergie et de la réduction de la demande de produits de base non énergétiques qui nécessitent une transformation à forte intensité énergétique », prévient-on chez GaveKal Research.

Le Brésil est un grand pays exportateur agricole (soja, maïs, viande bovine, volaille) qui est fortement tributaire des importations d’engrais, notamment en provenance de Russie, avec qui les échanges sont perturbés du fait des sanctions. « Cette dépendance réduira la capacité du secteur agricole brésilien – déjà mis à mal par des années successives de sécheresse – à bénéficier de la hausse des prix, les autres producteurs, dans les autres pays, se montrant plus compétitifs. » L’afflux de capitaux étrangers vers le Brésil pourrait, en définitive, rapidement se tarir, et même faire marche arrière, surtout en cas d’aggravation du conflit et des sanctions. L’histoire a déjà montré que dans un environnement de forte aversion au risque, les capitaux ont tendance à quitter les marchés émergents, sans distinction, pour se réfugier dans le dollar à un moment, qui plus est, où celui-ci va devenir un peu plus rare du fait du changement de politique monétaire aux Etats-Unis, de l’arrêt des injections de liquidités par la banque centrale américaine et des très prochains relèvements de taux d’intérêt.

Révolte alimentaire

L’alimentation et l’énergie représentent généralement entre un quart et la moitié de l’inflation des prix à la consommation dans les pays émergents. Le directeur du Programme alimentaire des Nations Unies (PAM), David Beasley, craint que, à cause de la guerre en Ukraine qui réduit la production de nourriture, il y ait un impact catastrophique pour les pays les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de payer à prix d’or du blé, du maïs ou du bétail (nourri en parti au maïs). La question de la sécurité de l’approvisionnement alimentaire devenant un thème crucial, l’économiste David Rosenberg, fondateur de Rosenberg Research, constate qu’une liste croissante de pays (Hongrie, Argentine, Turquie et l’Indonésie) interdisent ou limitent désormais les exportations de céréales, ce qui ajoute une pression supplémentaire sur les prix.

« Il y a un peu plus de dix ans, se souvient le stratégiste Albert Edwards, chez Société Générale, de nombreuses économies émergentes ont été secouées par des troubles sociaux déclenchés par la flambée des prix alimentaires. Ces derniers temps, les prix des denrées alimentaires dans les économies émergentes ont augmenté de manière bien plus importante que ce qui avait été observé avant le ‘Printemps arabe’. […] Des événements violents sont à prévoir, bien au-delà du conflit ukrainien. » Et, dans ce cas, à coup sûr, les capitaux quitteraient les pays émergents.