Les “Yahoo Boys” de Lagos : maîtres de l’escroquerie sentimentale

Une conversation en visioconférence peut basculer en quelques secondes lorsqu’un interlocuteur virtuel module sa voix et use d’un argumentaire calibré pour créer un lien immédiat. Dans un modeste atelier de réparation de générateurs situé dans un quartier populaire de Lagos, un homme de trente ans déroule son scénario : messages matinaux, mots doux, promesses de soutien. Cet entremetteur de la confiance ne répare pas seulement des machines, il orchestre des échanges psychologiques destinés à soutirer des sommes considérables à ses interlocuteurs étrangers.

Les protagonistes de ces escroqueries, appelés « Yahoo Boys » en référence aux premières messageries électroniques, partagent souvent un parcours économique précaire : chômage chronique, salaires publics dérisoires (35 € par mois dans la fonction publique), infrastructures peu fiables. Pour beaucoup, la perspective d’un seul coup financier important justifie la pratique, jugée momentanée : « C’est une bouffée d’oxygène pour nourrir ma famille », confie Tunde, ancien employé de cybercafé devenu « séducteur en ligne ». Bisola, seule femme repérée dans ce milieu, reconnaît que la réussite de son scénario – se faire passer pour une Américaine établie au Canada – conditionne le « bénéfice » qu’elle pourra en retirer.

Première étape, sélectionner une identité crédible : pseudonyme anglophone, photographies haute définition issues de comptes abandonnés sur les réseaux sociaux, biographie détaillée (profession, parc d’habitation, situation familiale fictive). Ces profils sont parfois conçus par des prestataires locaux spécialisés qui, contre rémunération modeste, fournissent des « formats » clés en main. Les visuels sont retouchés pour éliminer toute métadonnée compromettante.

Démarchage intensif et ciblage

Armés de listes d’adresses récoltées sur Facebook, Instagram, Tinder, Plenty of Fish et autres plateformes, les fraudeurs inondent des centaines de comptes par jour. Selon leurs témoignages, un seul répondant sur cinquante peut évoluer vers un échange approfondi : une fréquence suffisamment élevée pour rendre l’activité rentable. Les USA constituent la zone de chalandise principale : en 2022, la Commission fédérale du commerce (FTC) a recensé plus de 1,3 milliard de dollars de pertes imputables aux escroqueries sentimentales, souvent orchestrées depuis l’Afrique de l’Ouest. Ces chiffres sont jugés sous-évalués compte tenu des signalements tardifs et des montants parfois cachés par les victimes .

Après avoir établi un premier contact, les échanges se densifient : conversations quotidiennes par messagerie instantanée, visioconférences, partages de photos et de vidéos supposément personnelles. Certains fraudeurs utilisent des applications de transformation vocale pour changer d’accent ou de genre en temps réel. L’envoi de cadeaux et de virements venue d’Occident permet de renforcer l’illusion : grands bouquets de fleurs, bijoux, produits de luxe. D’après le responsable d’une société de cybersécurité à Lagos, l’intégration de l’intelligence artificielle, notamment via deepfakes, constitue la prochaine étape majeure de ces opérations .

Techniques de détournement financier

Lorsque la confiance est établie, intervient la phase de demande d’argent : prétexte d’un accident de voiture, frais médicaux élevés, problème bancaire urgent ou succession litigieuse. Plusieurs canaux sont mobilisés pour éviter la traçabilité : cartes-cadeaux numériques, plateformes de transfert de fonds type Western Union ou MoneyGram, portefeuilles de cryptomonnaies. Dans certains cas, la victime est invitée à recevoir et retransmettre des fonds, devenant ainsi acteur à son insu d’un circuit de blanchiment international.

Ces escroqueries ne sont pas l’œuvre d’individus isolés ; elles sont structurées en réseaux hiérarchisés :

  • Créateurs de formats : fournissent identités et visuels.

  • Intermédiaires : transmettent leads et contacts aux opérateurs terrain.

  • Opérateurs : gèrent les échanges avec les victimes.

  • Experts en fraude bancaire : conçoivent et fournissent cartes et codes frauduleux.

  • Hackers : obtiennent données personnelles.

  • Agents corrompus : au sein des établissements financiers, facilitent les retraits.

Le professeur Oludayo Tade, de l’université d’Ibadan, souligne que la circulation de l’information et les relais humains multiplient l’efficacité de chaque manœuvre, tandis que des « maisons » fonctionnent 24 heures sur 24, faisant relayer les opérateurs par rotation journalière.

Réponses institutionnelles et actions répressives

Au Nigeria, l’agence EFCC (Economic and Financial Crimes Commission) s’engage dans des opérations spectaculaires de démantèlement de réseaux : en décembre 2024, 792 suspects ont été arrêtés à Victoria Island, dont près de 200 étrangers. Son directeur, Olanipekun Olukoyede, a affirmé sur les ondes télévisées que la situation relevait d’une « honte nationale » et dénoncé l’imbrication de ces escroqueries avec d’autres filières criminelles (gangs violents, proxénétisme, sacrifices rituels). Sur le plan international, le FBI multiplie les mises en garde à destination des consommateurs, insistant sur la sincérité souvent feinte des fraudeurs et recommandant de mener des vérifications poussées avant tout transfert d’argent .

Le Nigeria concentre l’attention du fait de son importante population jeune (228 millions d’habitants) et de la langue anglaise facilitant la communication avec les marchés occidentaux. Cependant, d’autres États ouest-africains sont également actifs dans le secteur : les « brouteurs » ivoiriens ou les Sakawa Boys du Ghana. Les statistiques mondiales de cybercriminalité ne placent pas toujours l’Afrique de l’Ouest parmi les vingt premiers contributeurs en volume, mais les escroqueries sentimentales transnationales attirent davantage les projecteurs étrangers.

Impact socio‑économique et retombées culturelles

Au-delà des pertes financières directes, ces activités génèrent un phénomène de « ruissellement » dans l’économie locale : abonnements à VPN, dépenses en équipements, recrutements de prestataires divers. Certains observateurs notent même un effet de substitution de la criminalité violente par ce crime sans effusion de sang. À Lagos, capitale économique et culturelle, des fonds issus de ces fraudes ont contribué, selon des sources variées, au financement de labels de musique, au développement du cinéma Nollywood et à la promotion de l’afrobeats. L’artiste Naira Marley, incarcéré en 2019 pour son titre « Am I a Yahoo Boy ? », a mis en lumière l’ambiguïté de cette subvention informelle de la création artistique.

Avec l’adoption croissante des smartphones et la démocratisation de l’accès à Internet, le terrain de jeu de ces escroqueries s’étend et se complexifie. Les deepfakes vidéo et audio, la vente de « formules » automatisées, l’exploitation des monnaies numériques et des services décentralisés annoncent une intensification du phénomène. Des experts prédisent une montée en puissance comparable à celle des attaques de rançongiciels, obligeant les autorités à renforcer leur coopération internationale et à moderniser leurs capacités de traçage.

L’ensemble de ces éléments illustre une fraude à l’amour devenue industrie parallèle, tirant parti des failles technologiques, des vulnérabilités socio‑économiques et de l’appétence croissante pour la relation à distance.

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