Les autorités judiciaires de Bruxelles ont officiellement lancé une investigation visant la filiale belge de Worldline, entreprise française spécialisée dans les services de paiement. La décision fait suite aux révélations d’un consortium de médias européens, qualifiées “Dirty Payments”, qui ont mis au jour des flux financiers douteux effectués par le groupe auprès de commerçants considérés à haut risque, notamment des sites de jeux en ligne et des plateformes à caractère pornographique.
Le communiqué du parquet de Bruxelles précise que l’enquête porte sur des faits de blanchiment d’argent imputés à l’entité locale de paiement, basée en région bruxelloise. La police judiciaire fédérale a reçu le mandat d’examiner l’ensemble des transactions traitées sur la dernière décennie, lesquelles s’élèveraient à plusieurs milliards d’euros. Cette structure aurait, selon les articles publiés simultanément par Mediapart (France), Der Spiegel (Allemagne) et Le Soir (Belgique), facilité le traitement de paiements pour des opérateurs dont l’activité contrevenait aux normes de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Le rôle central de la filiale belge réside dans son positionnement comme hub de compensation pour des flux financiers émanant de plusieurs plateformes à risque. Cette fonction, héritée de l’ancienne branche de services financiers du groupe Atos, a permis à Worldline de développer rapidement son portefeuille, mais expose aujourd’hui l’entreprise à des accusations de négligence réglementaire. L’instruction vise à déterminer si des procédures de vigilance ont été intentionnellement ignorées ou insuffisamment appliquées, et si des dirigeants de l’entité belge ont manqué à leurs obligations de déclaration de soupçon.
Sur le plan boursier, la publication de l’enquête “Dirty Payments” avait déjà provoqué un effondrement record du cours de l’action Worldline, qui avait perdu plus de 38 % à la clôture du mercredi précédant l’annonce judiciaire, pour atteindre un seuil inédit sous la barre des 3 euros. Le titre avait rebondi de manière spectaculaire le lendemain grâce à des opérations techniques de marché (+20,25 %), avant d’enregistrer un recul supplémentaire de 9 % à l’ouverture du vendredi, au lendemain de la confirmation de l’enquête par les magistrats belges.
Pierre-Antoine Vacheron, directeur général nommé en février dernier, a qualifié les publications médiatiques de “manœuvre orchestrée” destinée à fragiliser la valeur de l’action. Il invoque un manque de rigueur dans la présentation des faits, soulignant que le dossier journalistique omettrait de mentionner les dispositifs internes de conformité mis en place depuis plusieurs années. Aux côtés de la direction, les équipes de gestion des risques rappellent l’existence d’un cadre de contrôle couvrant à la fois les aspects techniques de traitement et les contrôles KYC (Know Your Customer) appliqués aux partenaires.
Le financement public français, par l’intermédiaire de Bpifrance, actionnaire à hauteur de 5 % du capital, a réaffirmé son soutien aux mécanismes de pilotage des risques adoptés par Worldline. Lors d’une conférence tenue jeudi, José Gonzalo, directeur exécutif, a jugé que la dépréciation de l’action ne reflète pas la solidité opérationnelle du groupe. Il a annoncé que la banque publique poursuivra sa présence au capital “jusqu’à ce que la valorisation du titre retrouve un niveau cohérent avec les fondamentaux de l’entreprise”, insistant sur un dialogue renforcé au sein du conseil d’administration afin de garantir une supervision accrue des pratiques de conformité.
Parmi les autres investisseurs, Crédit Agricole détient environ 7 % des parts de Worldline. La banque mutualiste reste pour l’instant silencieuse sur l’ouverture de l’enquête et n’a pas communiqué de réponse officielle aux sollicitations de représentants du personnel. Selon un courrier interne relayé par plusieurs syndicats, des collaborateurs s’inquiètent du devenir de la joint-venture CAWL (Crédit Agricole Worldline), lancée en janvier 2024 pour développer des solutions de paiement intégrées. Depuis l’entrée de la banque au capital, l’action de Worldline aurait perdu près de 75 % de sa valeur, affirment ces sources.
La dimension internationale de l’instruction pourrait s’étendre à d’autres entités du groupe, notamment celles implantées en Allemagne et en Espagne, où ont également été signalées des opérations irrégulières. Des autorités de régulation bancaire et financière dans plusieurs pays envisagent par ailleurs de procéder à des audits de la conformité de Worldline, dans l’optique de vérifier la cohérence entre les standards déclarés par l’entreprise et les pratiques réelles sur le terrain.
Du côté des marchés, les analystes ajustent leurs prévisions de valorisation. Plusieurs cabinets ont abaissé leurs objectifs de cours, invoquant un risque de renforcement des sanctions pénales et administratives contre Worldline. Le spectre d’une amende de plusieurs centaines de millions d’euros, à l’instar de sanctions infligées à d’autres acteurs du secteur pour manquement aux normes de lutte contre le blanchiment, pèse désormais sur l’évaluation du titre.
Le calendrier judiciaire reste pour l’heure indéterminé. L’instruction belge devra recueillir témoignages et documents externes, notamment ceux transmis par les plateformes concernées et par les services de renseignement financier européens. Des auditions de responsables de la filiale ainsi que d’anciens cadres pourraient intervenir durant les prochains mois. Les conclusions de cette enquête pourraient influencer durablement la stratégie de développement international de Worldline et ses relations avec les régulateurs.
À l’heure actuelle, ni Worldline ni la justice belge n’ont fourni de calendrier précis quant aux prochaines étapes de la procédure. Le groupe doit composer avec une pression médiatique et financière accrue, alors que ses principaux actionnaires suivent de près l’évolution de la situation, soucieux d’en évaluer l’impact sur la pérennité et l’intégrité de ses opérations de paiement.